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Énée fuit Troie en flamme avec son père


extrait du livre I de L’Énéide de Virgile, 1er
siècle avant J.-C.
traduit par André Bellessort (1866-1942)

« C’était le moment où le premier sommeil commence pour les hommes aux durs soucis et, par un bienfait divin, insinue en eux son extrême douceur. Voici qu’en songe il me sembla que j’avais près de moi, sous mes yeux, désolé, Hector : il répandait des flots de larmes ; il était comme naguère lorsque le char le traînait tout souillé d’une poussière sanglante, les pieds traversés de courroies et gonflés. Misère de moi, dans quel état ! Comme il était différent de cet Hector que je vois encore revenir revêtu des dépouilles d’Achille, ou, la flamme phrygienne au poing, incendier les vaisseaux grecs ! La barbe hideuse, les cheveux collés par le sang, il portait toutes les blessures dont il avait été criblé autour des murs de sa patrie. Alors, pleurant moi-même, et avant qu’il parlât, il me sembla que je l’appelais et lui disais ces paroles de douleur : « Ô lumière de la Dardanie, le plus ferme espoir des Troyens, pourquoi nous as-tu fait si longtemps attendre ? Hector tant désiré, de quelles rives viens- tu ? Comme nous te revoyons, après tant de funérailles de tes compagnons et toutes les épreuves subies par ton peuple et ta ville, et si fatigués ! Quels indignes outrages ont souillé ton tranquille et beau visage? Et pourquoi ces blessures que j’aperçois ? »
Il ne me répond rien ; il ne s’attarde pas à ces vaines questions. Mais, tirant du fond de sa poitrine un sourd gémissement : « Hélas, fuis, me dit-il, fils d’une déesse, sauve- toi de cet incendie. L’ennemi tient nos murs ; Troie s’écroule de toute sa hauteur. On a fait assez pour la patrie et pour Priam. Si un bras pouvait défendre Pergame, certes le mien l’eût défendu. Troie te confie les objets de son culte et ses Pénates. Fais-en les compagnons de tes destins, et cherche-leur des remparts, de puissants remparts, que tu fonderas enfin après avoir couru les mers. »
Il dit et des profondeurs du sanctuaire il apporte dans ses mains la puissante Vesta, ses bandelettes et son éternel feu.

« Cependant de tous les points de la ville se confondaient des cris de détresse ; et, bien que la maison de mon père Anchise fût reculée, solitaire, entourée d’arbres, les bruits deviennent de plus en plus distincts, et l’horrible tourmente des armes se rapproche. Réveillé en sursaut, je monte au plus haut de la terrasse et je m’y tiens l’oreille au guet. Ainsi, quand au souffle furieux des Austers le feu se met dans la moisson ou lorsque le torrent, grossi des eaux de la montagne, ravage les champs, ravage les grasses récoltes et les travaux des bœufs, arrache et entraîne les forêts, le pâtre, de la cime d’un roc, écoute ce fracas, dont il ne sait pas la cause, et demeure interdit. Mais alors la vérité éclate, les embûches des Grecs se découvrent. Déjà la vaste maison de Déiphobe s’effondre sous les flammes ; et déjà tout près celle d’Ucalégon prend feu ; les flots lointains du cap Sigée reflètent l’incendie. Les clameurs des hommes retentissent, mêlées à l’appel éclatant des trompettes. Hors de moi, je saisis mes armes ; je ne sais pas à quoi elles me serviront ; mais je brûle de rassembler une poignée d’hommes et avec mes compagnons de courir à la citadelle. La colère et la fureur précipitent ma résolution, et je songe qu’il est beau de mourir sous les armes.« Et voici que Panthus, échappé aux traits des Achéens, Panthus, fils d’Othrys et prêtre d’Apollon au temple de la citadelle, chargé des objets sacrés et de nos dieux vaincus, et traînant par la main un enfant, son petit-fils, accourt éperdu vers notre maison : « Où en est notre salut, Panthus ? En quel état vais-je trouver la citadelle ? »
J’avais à peine prononcé ces mots qu’il me répondit en gémissant : « C’est le dernier jour de la Dardanie, c’est l’heure inéluctable. Il n’y a plus de Troyens ; il n’y a plus d’Ilion ; l’immense gloire de Troie a vécu. Jupiter sans pitié a tout transporté à Argos. Les Grecs sont les maîtres de la ville en flammes. Le monstrueux cheval debout au milieu de nos murs vomit des hommes armés, et Sinon vainqueur nous insulte et répand l’incendie. Par nos portes ouvertes à deux battants il en vient autant de milliers qu’il en est venu jadis de la grande Mycènes. D’autres occupent en armes les rues étroites et nous y opposent une barrière de fer hérissée de pointes étincelantes prêtes à donner la mort. C’est à peine si les premières sentinelles des portes risquent le combat et résistent dans les ténèbres. »
Ces paroles du fils d’Othrys et la volonté des dieux m’emportent au milieu des flammes et des armes, là où m’appellent la sauvage Érynnie et le tumulte et les clameurs qui montent jusqu’au ciel. Rhipée, Épytus, si grand à la guerre, Hypanis et Dymas, que la clarté de la lune offre à mes yeux, se joignent à moi, se groupent à mon côté, et aussi le jeune Corèbe, fils de Mygdon. Il était venu, par hasard, tout récemment à Troie, enflammé d’un fol amour pour Cassandre, et, gendre futur, il apportait des secours à Priam et aux Phrygiens : le malheureux qui ne sut pas entendre les inspirations prophétiques de sa fiancée !

« Quand je les vois réunis, malgré toute leur ardeur pour le combat, je leur adresse ces mots : « Jeunes gens, cœurs vainement héroïques, si vous avez le ferme désir de me suivre, moi qui suis décidé à tout, vous voyez l’état où la fortune nous réduit. Nos temples et nos autels sont désertés par tous lesdieux qui maintenaient cet empire debout. Vous venez au secours d’une ville embrasée. Mourons ! Jetons-nous au milieu des armes. L’unique salut des vaincus est de n’espérer aucun salut.» C’est ainsi que l’ardeur de ces jeunes hommes se changea en fureur. Alors, – comme des loups ravisseurs dans l’ombre noire, quand l’insatiable rage de leur ventre les chasse en aveugles et que leurs petits laissés au gîte attendent, la gueule sèche, – à travers les traits, à travers les ennemis nous marchons à une mort certaine et nous suivons le chemin qui mène au cœur de la ville. La nuit noire vole autour de nous et nous enveloppe de son ombre.

«Quelles paroles pourraient dépeindre cette nuit de massacre et ces funérailles ? Quelles larmes répondraient à nos malheurs ? Une ville antique s’écroule dont l’empire avait duré tant d’années ; des milliers de cadavres jonchent ses rues, ses demeures, les saints parvis des dieux. Ce ne sont pas seulement les Troyens qui tombent payant de leur sang leur résistance ; parfois aussi le courage rentre au cœur des vaincus, et les Grecs vainqueurs sont abattus. Partout la cruelle désolation, partout l’épouvante et toutes les faces de la mort.

«Le premier, escorté d’une foule de Grecs, Androgée s’offre à nous : dans son ignorance il nous prend pour une troupe alliée et spontanément nous interpelle en ami: « Dépêchez-vous, les hommes ! Qu’avez-vous à être si paresseux et si lents ? Les autres saccagent et pillent Pergame incendié, et vous ne faites encore que de débarquer des hauts navires ! »
Il dit, et aussitôt, à notre réponse équivoque, il s’aperçoit qu’il est tombé au milieu d’ennemis. Frappé de stupeur, il retient ses pas et sa voix. Lorsque, dans les âpres buissons, un homme de tout son poids a pressé sur la terre un serpent imprévu, tout à coup il frissonne et se jette en arrière devant le long cou bleuâtre qui dresse sa colère et se gonfle. Ainsi, tremblant à notre vue, Androgée fuyait. Nous nous ruons sur sa troupe ; nous nous répandons autour d’elle en cercle de fer. Perdus dans ces lieuxqu’ils ignorent et pris de terreur, ça et là, nous les massacrons. La fortune sourit à nos premiers coups ; alors Corèbe, dont le succès exalte le courage, s’écrie : « Compagnons, la fortune pour la première fois nous déclare sa faveur et nous montre le chemin du salut : suivons-la. Changeons de boucliers ; armons- nous de tout ce qui distingue les Grecs. Ruse ou courage, qu’importe contre l’ennemi ? Il nous fournira lui-même des armes. »
À ces mots, il se coiffe du casque chevelu d’Androgée, s’empare de son bouclier aux belles ciselures et suspend à son côté l’épée d’Argos. Rhipée fait de même, et Dymas, et toute la jeunesse avec joie. Chacun s’arme de ces fraîches dépouilles. Nous marchons mêlés aux ennemis, mais sans l’assentiment des dieux. À travers l’aveugle nuit nous livrons un grand nombre de batailles et nous envoyons un grand nombre de Grecs au séjour d’Orcus. Les uns se sauvent vers leurs navires et gagnent à la course un rivage sûr ; d’autres, sous le coup d’une honteuse frayeur, escaladent de nouveau l’énorme cheval et se cachent dans son ventre qu’ils ont appris à connaître.

« Hélas, il est interdit à l’homme de compter sur rien, contre la volonté des dieux. Voici que les cheveux épars, hors du temple et du sanctuaire de Minerve, la fille de Priam, Cassandre, était traînée : inutilement elle levait au ciel ses yeux ardents, ses yeux, car ses tendres mains étaient retenues par des chaînes. Corèbe, enivré de fureur, ne peut soutenir ce spectacle : il se jette, prêt à mourir, parmi ceux qui l’entraînent. Nous le suivons tous, et nous courons au plus épais des ennemis. Mais des sommets du temple les nôtres commencent par nous accabler de projectiles : la forme de nos armes et nos panaches grecs qui les trompent sont la cause du plus déplorable massacre. Puis les Grecs, indignés et furieux de se voir enlever la jeune fille, se rassemblent de toutes parts et nous attaquent, le violent Ajax, et les deux Atrides, et toute l’armée des Dolopes. Ainsi, parfois, lorsque leur tourbillon se déchaîne, les vents se heurtent et s’affrontent, le Zéphyr, le Notus, l’Eurus fier de ses chevaux d’Orient : les forêts hurlent ; Nérée blanc d’écume faitrage avec son trident et soulève les eaux du fond des abîmes. Et ceux qu’à la faveur des ombres de la nuit notre ruse avait mis en déroute et pourchassés dans toute la ville, reparaissent. Les premiers, ils comprennent le mensonge de nos boucliers et de nos armes et nous reconnaissent à la différence de notre accent. Aussitôt nous sommes écrasés par le nombre. C’est d’abord Corèbe qui, sous le bras de Pénélée, succombe devant l’autel de la déesse aux armes puissantes. Puis Rhipée tombe, l’homme le plus juste qui fût parmi les Troyens et le plus exact serviteur de l’équité. Les dieux en jugèrent autrement ! Hypanis et Dymas périssent sous les traits de leurs compagnons. Et toi, Panthus, ni ta profonde piété ni la tiare d’Apollon ne te protégèrent du coup mortel. Cendres d’Ilion, bûcher funèbre des miens, je vous prends à témoin que, dans vos ruines, ni de loin ni de près je n’évitai les chances du combat et que, si les destins l’avaient permis, j’en avais assez fait pour périr de la main des Grecs. Nous nous arrachons de là, Iphitus et Pélias avec moi, Iphitus déjà appesanti par les ans ; Pélias qui se traîne blessé par Ulysse. Et tout à coup des clameurs nous appellent au palais de Priam. Le combat y était si terrible qu’il ne semblait pas qu’on se battît ailleurs et que personne mourût dans le reste de la ville. Mars sévissait indomptable ; nous voyons les Grecs se ruer contre le palais et en assiéger le seuil sous une tortue. Ils appliquent des échelles aux murs ; ils y montent devant les portes même, opposant de la main gauche le bouclier à tout ce qu’on leur lance et saisissant de la main droite les saillies du toit. De leur côté, les Troyens démolissent les tours, arrachent les tuiles : puisque tout est perdu, c’est avec ces traits qu’ils veulent se défendre jusque dans la mort ; ils font tomber une avalanche de poutres dorées, toutes les hautes parures des demeures ancestrales. D’autres, l’épée nue, occupent le bas des portes et les gardent en rangs serrés. Nous nous refaisons du courage pour secourir le palais du roi, soutenir ses défenseurs et rendre de la force aux vaincus.« Il y avait derrière le palais une entrée, une porte dérobée, un passage qui reliait entre elles les demeures de Priam, et qu’on avait négligé. C’était par là que souvent l’infortunée Andromaque, tant que le royaume subsistait, avait coutume de se rendre près de ses beaux-parents sans être accompagnée, et d’amener par la main à son grand-père le petit Astyanax. J’y pénètre et j’atteins le plus haut sommet du toit d’où les malheureux Troyens lançaient leurs projectiles impuissants. Une tour s’y dressait à pic, et, du faîte de l’édifice, montait vers le ciel. On en découvrait toute la ville de Troie, la flotte grecque et le camp des Achéens. Nous l’entourons et l’attaquons avec le fer sur la haute plate-forme où ses attaches pouvaient être ébranlées ; nous l’arrachons de ces fières assises et nous la poussons en avant : elle vacille, et soudain, s’écroulant avec fracas, elle tombe au loin sur les bataillons grecs. Mais d’autres prennent leur place; et cependant ni les pierres ni les projectiles de tout genre ne cessent de pleuvoir.

« Devant la cour d’entrée, sur le seuil de la première porte, Pyrrhus exultant d’audace resplendit sous ses armes d’une lumière d’airain. Ainsi, quand reparaît à la lumière, gorgé d’herbes vénéneuses, le serpent que le froid hiver enfermait gonflé sous la terre : maintenant, hors de sa dépouille, brillant d’une jeunesse neuve, la poitrine haute, déroulant sa croupe luisante, il se dresse au soleil, et sa gueule darde une langue au triple aiguillon. En même temps l’énorme Périphas et le conducteur des chevaux d’Achille, l’écuyer Automédon, et avec eux toute la jeunesse de Scyros s’avancent au pied du palais et jettent des flammes sur les toits. Lui-même, au premier rang, Pyrrhus a saisi une hache à deux tranchants ; il s’efforce de briser les seuils épais de la porte et d’arracher de leurs pivots les montants d’airain. Déjà une poutre a été rompue, les durs battants de chêne éventrés ; et une énorme brèche ouvre son large orifice. On voit apparaître l’intérieur du palais et la longue suite des cours. On voit, jusqu’en ses profondeurs sacrées, lademeure de Priam et de nos anciens rois, et des hommes en armes debout sur le premier seuil.

« L’intérieur n’est que gémissements, tumulte et douleur. Toutes les cours hurlent du cri lamentable des femmes : la clameur va frapper les étoiles d’or. Les mères épouvantées errent ça et là dans les immenses galeries ; elles embrassent, elles étreignent les portes, elles y collent leurs lèvres. Pyrrhus, aussi fougueux que son père, presse l’attaque : ni barres de fer ni gardiens ne peuvent soutenir l’assaut. Les coups redoublés du bélier font éclater les portes et sauter les montants de leurs gonds. La violence se fraie la voie. Le torrent des Grecs force les entrées ; ils massacrent les premiers qu’ils rencontrent ; et les vastes demeures se remplissent de soldats. Quand, ses digues rompues, un fleuve écumant est sorti de son lit, et a surmonté de ses remous profonds les masses qui lui faisaient obstacle, c’est avec moins de fureur qu’il déverse sur les champs ses eaux amoncelées et qu’il entraîne par toute la campagne les grands troupeaux et leurs étables. J’ai vu de mes yeux, ivre de carnage, Néoptolème et sur le seuil les deux Atrides. J’ai vu Hécube et ses cent brus, et au pied des autels Priam dont le sang profanait les feux sacrés qu’il avait lui-même allumés. Ces cinquante chambres nuptiales, vaste espoir de postérité, leurs portes superbement chargées des dépouilles et de l’or des Barbares, tout s’est effondré. Les Grecs sont partout où n’est pas la flamme.