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Au commencement

extrait de laThéogonie de Hésiode, VIIe siècle avant J.-C,

traduites par M. A Bignan (1795–1861)

La Terre et Uranus eurent encore trois fils grands et vigoureux, funestes à nommer, Cottus, Briarée et Gygès, race orgueilleuse et terrible ! Cent bras invincibles s’élançaient de leurs épaules et cinquante têtes attachées à leurs dos s’allongeaient au-dessus de leurs membres robustes. Leur force était immense ; infatigable, proportionnée à leur haute stature. Ces enfans, les plus redoutables de tous ceux qu’engendrèrent la Terre et Uranus, devinrent dès le commencement odieux à leur père. A mesure qu’ils naissaient, loin de leur laisser la lumière du jour, Uranus les cachait dans les flancs de la terre et se réjouissait de cette action dénaturée. La Terre immense gémissait, profondément attristée, lorsque enfin elle médita une cruelle et perfide vengeance. Dès qu’elle eut tiré de son sein l’acier éclatant de blancheur, elle fabriqua une grande faulx, révéla son projet à ses enfans et, pour les encourager, leur dit, consumée de douleur :

« Mes fils ! si vous voulez m’obéir, nous vengerons l’outrage que vous fait subir votre coupable père : car il est le premier auteur d’une action indigne. »

Elle dit. La crainte s’empara de tous ses enfans ; aucun n’osa répliquer. Enfin le grand et astucieux Saturne, ayant pris confiance, répondit à sa vénérable mère :

« O ma mère ! je promets d’accomplir notre vengeance, puisque je ne respecte plus un père trop fatal : car il est le premier auteur d’une action indigne. »

A ces mots, la Terre immense ressentit une grande joie au fond de son cœur. Après avoir caché Saturne dans une embuscade, elle remit en ses mains la faulx à la dent tranchante et lui expliqua sa ruse tout entière. Le grand Uranus arriva, amenant la Nuit, et animé du désir amoureux, il s’étendit sur la Terre de toute sa longueur. Alors son fils, sorti de l’embuscade, le saisit de la main gauche, et de la droite, agitant la faulx énorme, longue, acérée, il s’empressa de couper l’organe viril de son père et le rejeta derrière lui.

(...)

Rhéa, amoureusement domptée par Saturne, mit au jour d’illustres enfans, Vesta , Cérès, Junon aux brodequins d’or, le redoutable Pluton qui habite sous la terre et porte un cœur inflexible, le bruyant Neptune et le prudent Jupiter, ce père des dieux et des hommes, dont le tonnerre ébranle la terre immense. Le grand Saturne dévorait ses enfans à mesure que des flancs sacrés de leur mère ils tombaient sur ses genoux ; il agissait ainsi dans la crainte qu’un autre des glorieux enfans du ciel ne possédât parmi les dieux l’autorité souveraine : car il avait appris de la Terre et d’Uranus couronné d’étoiles que, d’après l’ordre du Destin, un jour, malgré sa force, il serait vaincu par son propre fils et détrôné par les conseils du grand Jupiter. Loin de surveiller vainement son épouse, toujours habile à la tromper, il dévorait sa propre race, et Rhéa gémissait, accablée d’une douleur sans bornes. Enfin, prête à enfanter Jupiter, ce père des dieux et des hommes, elle supplia les deux auteurs de ses jours, la Terre et Uranus couronné d’étoiles, de lui suggérer le moyen de cacher la naissance de son nouveau fils et de venger la mort de tous ses enfans dévorés par l’astucieux Saturne.

Prompts à exaucer les désirs de leur fille, ils lui apprirent le destin réservé au roi Saturne et à son fils magnanime ; ils l’envoyèrent à Lyctos, ville opulente de la Crète, au moment où elle allait mettre au jour le plus jeune de ses enfans, le grand Jupiter. C’est dans la vaste Crète que la Terre immense le reçut et se chargea du soin de le nourrir et de l’élever. Marchant à travers les ombres de la nuit rapide, elle le porta d’abord à Lyctos, puis, le prenant dans ses mains, elle le cacha sous une haute caverne, dans les entrailles de la terre divine, sur le mont Égée, au fond d’une épaisse forêt. Après avoir enveloppé de langes une pierre énorme, Rhéa la donna au fils d’Uranus, au puissant Saturne, ce premier roi des dieux. Saturne la saisit et l’engloutit dans ses flancs.

L’insensé ! il ne prévoyait pas qu’en dévorant cette pierre, il sauvait son invincible fils qui, désormais à l’abri du péril, devait bientôt le dompter par la force de ses mains, le dépouiller de sa puissance et commander aux immortels. Cependant la vigueur et les membres superbes du jeune roi croissaient avec promptitude ; les années étant révolues, trompé par les perfides conseils de la Terre, l’astucieux Saturne rendit au jour toute sa race et succomba vaincu par la force et par l’adresse de son fils. D’abord il vomit la pierre qu’il avait dévorée la dernière et que Jupiter attacha dans la terre spacieuse, sur la divine Pytho, au milieu des gorges profondes du Parnasse, afin qu’elle devînt dans l’avenir un monument et une merveille pour les hommes. Jupiter affranchit de leurs liens douloureux tous ses oncles, enfans d’Uranus, que son père avait enchaînés dans sa démence. Ces dieux, reconnaissans d’un pareil bienfait, lui remirent ce tonnerre, ces éclairs, cette brûlante foudre que la Terre aux larges flancs avait jusqu’alors recélés. Fier de ces armes divines, Jupiter règne sur les hommes et sur les immortels.