eneide-hercule-cacus

Hercule contre Cacus

extrait de L’Énéide de Virgile, 1er siècle avant J.-C.
traduit par André Bellessort (1866-1942)

Lorsqu’ils eurent satisfait leur faim et que leur appétit fut rassasié, le roi Évandre prit la parole: « Cette solennité, ce banquet traditionnel, cet autel élevé à une divinité considérable, ne nous ont pas été imposés par une vaine superstition et l’ignorance des anciens dieux. Nous avons été sauvés d’un affreux péril, mon hôte troyen, et rendant hommage à notre libérateur, nous instituons un nouveau culte. Regarde d’abord cette roche suspendue à des rocs ; tu vois cette dispersion des masses de pierre, cette maison debout et abandonnée au flanc de la montagne, et l’immense débâcle de ces rocs entraînés. Ce fut la caverne, au profond et vaste enfoncement, d’un monstre à demi homme, de l’infernal Cacus. Il la gardait inaccessible, sous son toit, aux rayons du soleil. Le sol en était toujours tiède de nouveaux meurtres, et, clouées à sa porte insolente, de pâles têtes d’hommes, au hideux sang noir, pendaient. Vulcain était le père de ce monstre. Cacus en vomissait les sombres feux, et passait, masse énorme. À nous aussi, le temps enfin apporta le secours qu’imploraient nos vœux ; un dieu vint. Le très puissant justicier, fier d’avoir tué et dépouillé le Géryon aux trois corps, Alcide, était ici. Ce vainqueur conduisait par nos champs sesimmenses taureaux ; et son troupeau s’était répandu dans la vallée et aux bords du fleuve. Mais Cacus dans ses accès de folie ne voulait pas qu’il y eût un crime, une ruse, que son audace n’eût pas tentés: il détourne de leurs pâturages quatre magnifiques taureaux et autant de superbes génisses et, pour qu’on ne puisse suivre leurs empreintes directes, il les traîne par la queue vers sa caverne ; ayant ainsi tourné en sens inverse leurs traces, il tenait ses prises cachées dans l’ombre de son rocher. On pouvait les chercher : aucun indice ne menait à la caverne.

« Cependant, comme le fils d’Amphitryon rassemblait son troupeau rassasié et se préparait au départ, les bœufs en s’éloignant mugirent, remplirent tout le bois de leurs tristes meuglements et se plaignaient de quitter ces collines. Une génisse leur répondit, se mit à beugler dans l’antre vaste et trompa l’espoir de son geôlier Cacus. Le cœur d’Alcide s’était enflammé d’un furieux courroux et d’une amère douleur ; il saisit ses armes, sa massue lourde de nœuds, prend sa course et gagne les âpres sommets de la montagne. Alors, pour la première fois, les nôtres virent Cacus épouvanté, les yeux hagards ; aussitôt il fuit plus vite que l’Eurus et gagne son antre ; la terreur lui donne des ailes. Quand il s’y fut enfermé, quand, les chaînes rompues, il eut fait retomber le roc monstrueux qu’un ouvrage paternel en fer forgé tenait suspendu, et eut ainsi solidement obstrué l’entrée de sa caverne, voici que, la fureur dans l’âme, le Tirynthien était déjà là et cherchait partout un passage, portant çà et là ses regards et grinçant des dents. Trois fois, bouillant de colère, il parcourt le mont Aventin ; trois fois il s’évertue vainement à forcer la porte de pierre ; trois fois, tombant de fatigue, il s’assied dans la vallée. Debout, surgissant au dos de la caverne, se dressait, très haute à voir, une roche aiguë entourée de rocs à pic, séjour et nid commodes aux oiseaux de proie. Comme, inclinée à gauche, elle penchait vers le fleuve, Hercule, de toutes ses forces, l’ébranle du côté opposé, à droite, et finit par l’arracher de sesracines ; puis il la pousse et, sous cette poussée, le ciel immense retentit comme d’un coup de tonnerre. Les berges tremblent ; le fleuve terrifié reflue. Alors, sans son toit, apparut la caverne, l’immense palais de Cacus, et on en découvrit les ténébreuses profondeurs. Ce fut comme si une violente secousse fendait profondément la terre, ouvrait les séjours infernaux, exposait à l’air les pâles royaumes haïs des dieux, et comme si on voyait d’en haut le monstrueux gouffre et sous ce jet de lumière courir ça et là les mânes.

« Surpris par la clarté inattendue, enfermé au creux de son rocher, Cacus poussait d’étranges rugissements. D’en haut Alcide l’accable de projectiles ; tout devient une arme sous sa main ; il lui lance des troncs d’arbres et de grosses pierres. Cacus, voyant qu’il ne lui reste aucun moyen de fuir le péril, vomit par la bouche, ô merveille! une immense fumée, enveloppe son repaire d’une obscurité aveuglante qui l’arrache aux regards ; il amasse sous son antre une nuit fumeuse où se mêlent des feux et des ténèbres. Alcide, dans sa rage, ne le supporta pas. D’un bond, la tête la première, il s’est jeté lui- même à travers le feu, là où la fumée roulait ses flots les plus épais et où l’immense caverne n’était qu’un bouillonnement de noires vapeurs. Cacus a beau vomir son incendie dans les ténèbres, Hercule le saisit, noue ses bras autour de lui, lui fait en le serrant saillir les yeux hors de la tête ; et sa gorge se dessèche de sang. Aussitôt la porte de la noire demeure est arrachée ; on l’ouvre ; les génisses soustraites, les rapines niées, se montrent au ciel ; et le hideux cadavre est traîné dehors par les pieds. On se remplit la vue insatiablement de ces terribles yeux, de ce visage, de cette poitrine velue, hérissée, d’une demi- bête, de cette gorge aux feux éteints.

« De ce jour date une fête en l’honneur du dieu Joyeux, les descendants en ont conservé l’anniversaire. Ce fut d’abord le fondateur Potitius, puis la famille des Pinarii, gardienne du sacrifice à Hercule. Le dieu avait dans ce bois sacré élevé cetautel que nous nommerons toujours « Le plus grand autel »
et qui le restera toujours. Et maintenant, jeunesse, pour le sacrifice en l’honneur d’une telle prouesse, ceignez vos cheveux de feuillage, levez vos coupes, invoquez le dieu qui est maintenant le vôtre comme le nôtre et répandez les libations de bon cœur. »
Il dit ; le peuplier aux deux couleurs a voilé sa chevelure d’une ombre herculéenne en laissant pendre son feuillage ; et la coupe sacrée remplit sa main. Tous aussitôt allègrement font des libations sur la table et prient les dieux.