txt-ovide-mercure-argis

Mercure et Argus




extrait du chant 1 des Métamorphoses d’Ovide, 1er siècle après J.-C
traduction de G.T Villenave

Cependant Junon, abaissant ses regards sur la terre, s’étonne de voir que d’épais nuages aient changé soudain, en une nuit profonde, le jour le plus brillant. Elle reconnaît bientôt que ces brouillards ne s’élevaient point du fleuve ni du sein de la terre humide. Elle cherche de tous côtés son époux qu’elle a si souvent vu et surpris infidèle, et ne le trouvant point dans le ciel :
« Ou je me trompe, dit-elle, ou je suis encore outragée ! »
Et s’élançant du haut de l’Olympe sur la terre, elle commande aux nuages de s’éloigner. Mais Jupiter avait prévu l’arrivée de son épouse, et déjà il avait transformé en génisse argentée la fille d’Inachus. Elle est belle encore sous cette forme nouvelle : Junon, en dépit d’elle même, admire sa beauté ; mais, comme si elle eût tout ignoré, elle demande d’où elle est venue, à quel troupeau elle appartient, et quel en est le maître. Jupiter, pour mettre fin à ces questions, feint, et répond que la terre vient de l’enfanter. La fille de Saturne le prie de la lui donner. Que fera-t-il ? sera-t-il assez cruel pour livrer son amante à sa rivale ? un refus cependant le rendra suspect. Ce que la honte lui conseille, l’amour le lui défend, et l’amour sans doute eût triomphé : mais Jupiter peut-il refuser un don si léger à sa sœur, à la compagne de son lit, sans qu’elle ne soupçonne que ce n’est pas une génisse qu’on lui refuse ? Junon, l’ayant obtenue, ne fut pas même entièrement rassurée ; elle craignit Jupiter et ses artifices, jusqu’à ce qu’elle eût confié cette génisse aux soins vigilants d’Argus, fils d’Arestor.

Ce monstre avait cent yeux, dont deux seulement se fermaient et sommeillaient, tandis que les autres restaient ouverts et comme en sentinelle. En quelque lieu qu’il se plaçât, il voyait toujours Io, et, quoique assis derrière elle, elle était devant ses yeux. Il la laisse paître pendant le jour ; mais lorsque le soleil est descendu sous la terre, il l’enferme et passe à son col d’indignes liens. Infortunée ! elle n’a pour aliments que les feuilles des arbres et l’herbe amère ; pour boisson, que l’eau bourbeuse ; pour lit, que la terre souvent toute nue. Elle veut tendre à son gardien des bras suppliants, elle ne les trouve plus ; elle veut se plaindre, il ne sort de sa bouche que des mugissements dont elle est épouvantée. Elle se présente aux bords de l’Inachus, jadis témoin de ses jeux innocents ; à peine a-t-elle vu, dans les eaux du fleuve, sa tête et ses cornes nouvelles, elle est effrayée et se fuit elle-même. Les Naïades ignorent qui elle est ; son père même, Inachus, ne peut la reconnaître. Cependant elle suit son père, elle suit ses sœurs ; elle s’offre à leurs regards étonnés de sa beauté ; elle se laisse caresser de la main. Le vieil Inachus arrache des herbes et les lui présente ; elle lèche, elle baise les mains de son père ; elle verse des larmes. Ah ! si elle avait encore l’usage de la voix, elle implorerait son secours ; elle dirait et son nom et ses malheurs. Mais, au défaut de la voix, des lettres que
son pied trace sur le sable apprennent au vieillard le destin déplorable de sa fille.
« Malheureux que je suis ! s’écrie-t-il suspendant ses bras au cou de la génisse gémissante, père infortuné ! est-ce donc toi que j’ai cherchée par toute la terre ? Hélas ! en ce jour je te revois et ne te retrouve pas. Ah ! j’étais moins à plaindre quand j’ignorais ton sort. Tu te tais ; tu ne réponds pas à mes plaintes. Seulement de profonds soupirs s’échappent de ton sein. Tu voudrais parler, et tu ne peux que mugir. Incertain de ta destinée, j’avais préparé pour toi les flambeaux de l’hymen ; j’attendais de toi un gendre et des neveux : maintenant c’est dans un troupeau que tu dois trouver un mari et placer tes enfants. Malheureux d’être dieu ! la mort ne peut terminer mon déplorable destin : la porte du trépas m’est fermée, et ma douleur doit être éternelle comme moi. »

Le monstre aux cent yeux, interrompant ces plaintes, arrache Io des bras de son père, la conduit dans d’autres pâturages, s’assied sur le sommet d’une colline, et promène autour d’elle des regards vigilants. Cependant, le maître des dieux ne peut supporter plus longtemps les malheurs de la sœur de Phoronée. Il appelle son fils Mercure, né de la plus belle des Pléiades ;
il lui commande de livrer Argus à la mort. Aussitôt, Mercure attache ses ailes à ses talons, couvre sa tête de son casque, arme sa main puissante du caducée qui fait naître le sommeil, et du palais de Jupiter, il descend rapidement sur la terre. Il dépose, à l’écart, et son casque et ses ailes ; il ne retient que le caducée, dont il se sert, comme un berger de sa houlette, pour rassembler un troupeau de chèvres qu’il a dérobées dans les champs, et qu’il conduit en jouant du chalumeau.

Séduit par l’harmonie de cet instrument nouveau :
« Qui que tu sois, dit le gardien préposé par Junon, tu peux t’asseoir avec moi, sur cette roche : tu chercherais vainement un meilleur pâturage pour tes chèvres, et cet ombrage frais, tu le vois, invite le pasteur. » Le petit-fils d’Atlas s’assied, et d’abord, par de longs discours, il semble arrêter le jour qui s’écoule ; ensuite, par les accords lents de la flûte, il veut endormir Argus. Cependant le monstre combat le doux sommeil, et quoiqu’une partie de ses yeux en soit vaincue, l’autre veillant encore, il demande quel art a fait naître la flûte nouvellement inventée. Mercure répond : « Sur les monts glacés de l’Arcadie, parmi les Hamadryades qui habitent le No- nacris, paraissait avec éclat une naïade que les nymphes appelaient Syrinx. Plusieurs fois elle avait échappé à la poursuite des satyres, à celle de tous les dieux des bois et des campagnes. Elle imitait les exercices de Diane ; elle lui avait consacré sa virginité : elle avait le même port, les mêmes vêtements, et on l’eût prise pour la fille de Latone, si son arc d’ivoire eût été d’or, comme celui de la déesse ; et cependant on s’y méprenait encore. Un jour, le dieu Pan, qui hérisse sa tête de couronnes de pin, descendant du Lycée, la vit, et lui adressa ce discours… »
Mercure allait le rapporter. Il allait dire comment la nymphe, insensible à ses prières, avait fui par des sentiers difficiles jusqu’aux rives sablonneuses du paisible Ladon ; comment le fleuve arrêtant sa course, elle avait imploré le secours des naïades, ses sœurs ; comment, croyant saisir la nymphe fugitive, Pan n’embrassa que des roseaux ; comment, pendant qu’il soupirait de douleur, ces roseaux, agités par les vents, rendirent un son léger, semblable à sa voix plaintive ; comment le dieu, charmé de cette douce harmonie et de cet art nouveau, s’écria : – Je conserverai du moins ce moyen de m’entretenir avec toi‘ ; comment enfin le dieu, coupant des roseaux d’inégale grandeur, et les unissant avec de la cire, en forma l’instrument qui porta le nom de son amante.

Mais, lorsqu’il se préparait à raconter la fin de cette aventure, il s’aperçoit que tous les yeux d’Argus ont été vaincus par le sommeil. Il cesse de parler, et, les touchant de sa baguette puissante, il épaissit encore les pavots dont ils sont surchargés. Soudain, de son glaive recourbé, il abat la tête chancelante du monstre ; elle tombe et roule sur le rocher ensanglanté.
Tu meurs, Argus ; tes cent yeux sont fermés à la lumière ; ils sont couverts d’une éternelle nuit : Junon les recueille, et les plaçant sur les plumes de l’oiseau qui lui est consacré, ils brillent en étoiles, sur sa queue épandus. Cependant le courroux de la déesse s’augmente par le meurtre d’Argus. Elle cherche une prompte vengeance. Sans cesse une furie impitoyable frappe les regards et trouble l’esprit de sa rivale ; d’aveugles terreurs remplissent son âme : elle erre et fuit épouvantée par tout l’univers. Le Nil devait être le terme de ses infortunes : arrivée sur ses bords, épuisée de lassitude, elle tombe sur ses genoux, et, repliant son col en arrière, elle tourne son front vers les cieux ; par des gémissements, des larmes et des mugissements plaintifs, elle semble se plaindre à Jupiter, et lui demander la fin de ses malheurs.

Alors ce dieu, pressant dans ses bras son auguste compagne, la conjure de se laisser fléchir :
« Cessez de craindre, dit-il, dans l’avenir ; Io ne sera plus pour vous un sujet d’alarmes. » Il le jure, et il commande au Styx d’entendre ce serment. La colère de Junon s’apaise. Soudain, la nymphe reprend sa forme première ; elle est ce qu’elle avait été. Son poil s’efface ;
ses cornes disparaissent ; l’orbe de ses yeux se rétrécit ; sa bouche se resserre ; ses épaules et ses mains reviennent en leur premier état ; cinq ongles séparent et divisent la corne de ses pieds : il ne lui reste de la génisse que son éclatante blancheur. Elle se relève sur deux pieds qui suffisent pour la porter : mais elle n’ose parler encore ; elle craint de mugir, et sa bouche timide ne fait entendre que des mots entrecoupés.

L’Égypte l’adore aujourd’hui comme une divinité bienfaisante, et ses prêtres nombreux portent des robes de lin.