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Venus & Adonis




extrait du chant 10 des Métamorphoses d’Ovide, 1er siècle après J.-C
traduction de G.T Villenave

Comme le temps insensible et rapide en son cours emporte notre vie ! que de nos ans qui s’écoulent la trace est passagère ! Adonis, né de son aïeul et de sa sœur, naguère enfermé dans un arbre, naguère le plus beau des enfants, bientôt adolescent, bientôt jeune homme, et chaque jour en beauté se surpassant lui-même, déjà plaît à Vénus, et va venger sa naissance et sa mère.

Un jour l’enfant ailé jouait sur le sein de la déesse. Sans y songer, d’un trait aigu, il la blesse en l’embrassant. Vénus sent une atteinte légère, repousse son fils, mais la blessure est plus vive qu’elle ne le paraît, et la déesse y fut d’abord trompée. Bientôt, séduite par les charmes d’Adonis, elle oublie les bosquets de Cythère ; elle abandonne Paphos, qui s’élève au milieu de la profonde mer ; elle cesse d’aimer Cnide, où le pêcheur ne promène jamais sur l’onde une ligne inutile ; elle déserte Amathonte, célèbre par ses métaux ; le ciel même a cessé de
lui plaire. Elle préfère au ciel le bel Adonis.

Elle le suit, elle l’accompagne en tous lieux : elle qui jusqu’alors aimant le repos, le frais, et l’ombre des bocages, n’était occupée que des soins de sa beauté, que de la parure qui peut en relever l’éclat ; aujourd’hui, telle que Diane, un genou nu, la robe retroussée, elle erre sur les monts et sur les rochers ; elle court dans les bois, dans les plaines ; elle excite les chiens ; elle poursuit avec Adonis une timide proie, le lièvre prompt à fuir, le cerf aux bois rameux, le daim aux pieds légers ; mais elle craint d’attaquer le sanglier sauvage ; elle évite le loup ravisseur, l’ours par sa force terrible, et le lion qui se rassasie du carnage des troupeaux. Toi-même, Adonis, elle t’avertit ; mais de quoi servent les conseils ! Elle te conjure de ne pas exposer tes jours :
–Réserve, dit-elle, ton courage contre les animaux qu’on attaque sans péril. L’audace contre l’audace est téméraire. N’expose point, cher Adonis, une vie qui m’est si chère. Ne poursuis pas ces fiers animaux par la nature armés, et crains une gloire acquise au prix de mon bonheur. Ton âge et ta beauté, qui ont triomphé de Vénus, ne pourraient désarmer ni le lion furieux, ni le sanglier au poil hérissé. Les hôtes des forêts n’ont pour être touchés de tes charmes, ni mon cœur, ni mes yeux. Les sangliers violents semblent porter dans leurs défenses la foudre inévitable. La colère du lion est plus vaste et plus terrible encore. Je hais cette race cruelle : si tu en demandes la cause, je te la dirai ; tu seras étonné de l’antique prodige d’un juste châtiment. Mais, fatiguée d’une course nouvelle et pénible pour moi, je suis hors d’haleine. Ce peuplier nous offre une ombre favorable ; ce gazon nous invite au repos. Asseyons-nous sur le gazon, à l’ombre du peuplier.
Elle dit, et s’assied ; et pressant à la fois l’herbe tendre et son amant, et reposant sa tête sur son sein, elle commence ce récit, qu’elle poursuit, qu’elle interrompt souvent par ses baisers.

–Le nom d’Atalante a peut-être frappé ton oreille. Elle surpassait à la course les hommes les plus légers. Ce qu’on en raconte n’est point une fable, elle les surpassait en effet ; et on n’eût pu dire ce qu’on devait admirer davantage en elle : ou sa vitesse, ou sa beauté.

Un jour, par elle consulté sur le choix d’un époux, l’oracle lui répond :
« Crains un époux, fuis l’hymen ; mais tu ne le fuiras pas toujours ; et sans te priver du jour, l’hymen te privera de toi-même. »
Par cet oracle épouvantée, Atalante fuyait les hommes et vivait dans les forêts ; mais, poursuivie par les vœux des prétendants, elle leur imposa cette loi :
« Je ne dois appartenir qu’à celui qui m’aura vaincue à la course. Entrez en lice avec moi. Je serai le prix et l’épouse du vainqueur ; mais le vaincu périra : telle est la loi du combat. »
Cette loi était dure et cruelle ; mais tel est l’empire de la beauté, que les prétendants voulurent en foule entrer dans la carrière. Spectateur du combat, Hippomène était assis sur la barrière :
« >Et c’est à travers tant de dangers qu’on cherche une épouse ! s’écriait-il »
. Il condamnait l’imprudence et l’amour des concurrents. Mais il aperçoit Atalante ; elle lève son voile ; et dès qu’il la voit, telle que je suis, ou telle qu’on pourrait toi même t’adorer sous les traits d’une femme, il est ébloui, il admire, et levant les mains, il s’écrie :
« Amants, dont j’ai blâmé la flamme, pardonnez à mon erreur ; le prix auquel vous aspirez ne m’était pas connu ! »
Il s’enflamme en voyant, en louant Atalante. Il fait des vœux pour qu’aucun des prétendants ne la devance à la course ; il craint de trouver un rival heureux :
« Eh ! pourquoi, dit-il, ne tenterais-je pas aussi les hasards du combat ? les dieux favorisent ceux qui savent oser. »
Tandis qu’il parle encore, Atalante part et s’élance : l’oiseau dans son vol a moins d’agilité. La flèche que le Scythe a lancée ne fend pas plus vite les airs. Alors même les charmes d’Atalante brillent de plus d’éclat aux regards d’Hippomène. La rapidité de sa course augmente sa beauté. Sa robe flottante découvre ses pieds agiles ; sur ses épaules, ses cheveux voltigent en arrière emportés par les vents. Sous un léger tissu, son genou se dessine ou se découvre. Animée par la course, un rouge délicat nuance ses traits : telle on dirait reflétée sur l’albâtre une gaze à Sidon colorée.

Mais tandis qu’Hippomène admire, Atalante touche le but fatal, triomphe, ceint de laurier sa tête virginale ; les vaincus gémissent et se soumettent à la loi terrible du combat. Cependant, sans être épouvanté du trépas qu’ils reçoivent, Hippomène s’élance, s’arrête au milieu de la lice. Là, tenant les yeux attachés sur les yeux d’Atalante :
« Pourquoi, dit-il, cherchez-vous une gloire facile contre des hommes sans vertu ? Courez avec moi dans la carrière. Si je dois à la fortune la palme du
combat, vous n’aurez à rougir ni de votre défaite, ni de votre vainqueur. Je suis fils de Mégarée qui règne à Oncheste, et petit-fils du dieu des mers. Mon courage n’est point au-dessous de ma noble origine ; et si je succombe, votre victoire sur Hippomène vous assure une gloire immortelle. »
Il dit, et la fille de Schénée le regarde, et son cœur est ému. Elle semble incertaine si elle doit désirer de vaincre, ou d’être vaincue.
« Quel dieu cruel et jaloux l’oblige, disait-elle, à rechercher mon hymen au péril du trépas? Ah! mon hymen est d’un moindre prix. Ce n’est pas la beauté de ce jeune étranger qui me séduit ; elle serait cependant digne de me toucher. Mais il est encore dans un âge si tendre ! Ce n’est pas lui, c’est son âge qui m’intéresse ; c’est son audace intrépide et son courage que ne peut effrayer l’aspect du trépas ; c’est le sang des dieux qui coule dans ses veines ; c’est surtout son amour et ce généreux dessein de m’obtenir par la victoire, ou de périr si le sort me refuse à ses vœux.
Tandis que tu le peux encore, jeune étranger, éloigne-toi. Fuis un hymen sanglant. La recherche de ma main est funeste et terrible. Il n’est point de princesse qui, plus heureuse qu’Atalante, refuse de s’unir à toi par les plus doux liens. Mais d’où naît ce tendre intérêt que je prends à son sort, lorsque tant d’autres princes ont déjà succombé ? Qu’il meure, s’il le veut, puisque ces tragiques exemples n’ont pu l’épouvanter ; qu’il meure, puisqu’il est si las de vivre.
Il mourra donc parce qu’il a voulu vivre pour moi ! un indigne trépas deviendra le prix de son amour ! Ah ! ma victoire sera cruelle et peu digne d’envie. Mais cependant qu’on n’accuse que lui… Puissent les dieux te faire renoncer
au danger où tu cours ! ou si ta raison t’abandonne, que tes pieds soient donc plus vites que les miens ! Malheureux Hippomène ! pourquoi
m’as-tu connue ! Tu méritais de vivre ; et si, moins infortunée, les destins jaloux ne me défendaient l’hymen, toi seul aurais fixé mon sort et fait ma destinée. »
Elle dit, et déjà, par l’Amour d’un premier trait blessée, elle désire, et ignore ; elle aime, et ne sait pas encore ce que c’est que l’amour.
Mais déjà le peuple et le père d’Atalante demandent par leurs cris que la course commence. Alors le petit-fils de Neptune m’invoque, et m’adresse cette prière :
« Ô Cythérée, soutiens mon courage, préside à mon entreprise, et protège des feux que tu viens d’allumer. »
Les Zéphyrs favorables m’apportent ses vœux ; je vois et je plains ses dangers. Mais les secours étaient pressants : un moment pouvait perdre Hippomène.
Il est à Chypre, dans le vallon le plus fertile, un champ que les habitants de l’île ont appelé champ de Tamasus, et que leurs ancêtres m’ont consacré en l’ajoutant aux terres qui dotent mes autels. Au milieu de ce champ s’élève un arbre dont les bruyants rameaux agitent des feuilles et des pommes d’or. J’avais, sans dessein, cueilli trois de ces pommes ; je les tenais encore : invisible pour tout le monde, excepté pour Hippomène, je l’aborde, je lui remets ces fruits, et de ce don je lui prescris l’usage.
Les trompettes avaient donné le signal. Hippomène et Atalante s’élancent de la barrière. Une égale ardeur les anime ; leurs pieds légers volent sur l’arène et l’effleurent sans la toucher. On dirait qu’ils pourraient courir à pied sec sur la profonde mer, ou sur les moissons de Cérès, sans courber les épis. Les spectateurs applaudissent ; ils excitent Hippomène ; ils s’écrient :
« Courage, jeune étranger ! presse tes pas, sers-toi de toutes tes forces ; hâte ta course, et tu vaincras. »
Peut-être en ce moment, Atalante n’est-elle pas moins flattée de cette faveur publique que le héros qui en est l’objet. Ah ! combien de fois, trop légère, et redoutant de vaincre, elle retarda son élan trop
rapide ! combien de fois tournant la tête pour voir l’étranger, elle reprit à regret sa course vers le but fatal !
Déjà de fatigue accablé, le fils de Mégarée ne tirait plus qu’une haleine pénible de sa bouche desséchée. Il se voyait encore bien loin du terme de la lice. Alors il lance dans l’arène une des pommes d’or. Atalante s’étonne, admire, saisit l’or qui roule. Hippomène la devance, les spectateurs applaudissent, et leurs cris remplissent les airs. Mais, reprenant sa course rapide, Atalante répare le temps qu’elle a perdu : Hippomène est derrière elle. Il jette un second fruit ; elle y court, le ramasse, revole, et le fils de Mégarée est encore devancé. Déjà le but n’était plus éloigné :
« Maintenant, s’écrie Hippomène en s’adressant à moi, déesse, qui m’as fait ces dons, sois-moi favorable. »
Il dit, et lance obliquement et au loin son dernier fruit dans la carrière.
Atalante, incertaine, paraît hésiter ; j’excite son désir ; elle se détourne, elle court après le fruit roulant, et le saisit ; je le rends plus pesant dans ses mains. Retardée par ce poids et par le détour qu’elle a fait, Atalante est vaincue ; et, pour ne pas rendre ce récit plus long que la course, Hippomène triomphe. Atalante est sa conquête et son épouse.

« Dis-moi, bel Adonis, ne méritais-je pas sa reconnaissance et son encens ? Oubliant mes bienfaits, l’ingrat négligea de m’offrir son encens et ses vœux. Indignée de ce mépris, voulant venger le droit de mes autels, et ne pas les voir, dans l’avenir, sans culte et oubliés, je vouai à ma vengeance les deux coupables époux. »
Ils passaient un jour près du temple qu’au fond d’un bois sacré Échion fit bâtir à la
puissante mère des dieux : la fatigue d’un long voyage les invitait au repos. J’allume dans leurs sens des feux hors de saison.
Près du temple, taillé dans le roc, et recevant une faible lumière, est une grotte profonde, asile consacré, ou les prêtres ont déposé les simulacres en bois des dieux antiques. Hippomène pénètre dans cet antre avec son épouse. Ils le profanent, et les dieux détournent leurs regards. La déesse au front couronné de tours allait précipiter les coupables dans les ondes du Styx. Mais ce châtiment paraît trop doux à sa vengeance. Soudain l’ivoire de leur cou de crins fauves se hérisse. Leurs doigts s’arment d’ongles durs et tranchants. Leurs bras en pieds sont transformés. Le poids entier de leur corps sur leur sein tombe et se réunit. Une longue queue se traîne sur leur trace. La colère sur leur front imprime ses traits. Ils ne parlent plus, ils rugissent. Leurs palais sont les antres et les forêts. Lions terribles aux humains, ils mordent le frein de Cybèle, qui les soumet et les attelle à son char.

« Fuis-les, cher Adonis ; fuis, avec eux, tous ces monstres sauvages, qui, sans craindre la poursuite du chasseur, lui présentent un front menaçant, et le défient au combat. Ah ! crains que ton courage ne nous perde tous deux. »
Elle dit, et sur un char attelé de cygnes s’élève dans les airs. Mais le courage rejette les conseils timides. Les limiers d’Adonis poursuivaient un sanglier farouche, forcé dans sa retraite, et déjà prêt à sortir de la forêt. Le jeune fils de Cinyras l’atteint et le blesse d’un trait obliquement lancé. Le monstre furieux secoue le dard ensanglanté, poursuit le jeune chasseur tremblant qui fuit, et cherchait un asile ; il lui plonge dans l’aine ses terribles défenses, le jette et le roule expirant sur l’arène.
Sur son char fendant encore les airs, Vénus n’avait point atteint le rivage de Chypre. Les gémissements d’Adonis frappent son oreille. Elle dirige vers lui ses cygnes et son char ; et le voyant du haut des airs, sans vie, baigné de son sang, elle se précipite, arrache ses cheveux, frappe et meurtrit son sein.
Après avoir longtemps accusé les destins :
– Il ne sera point, s’écria- t-elle, tout entier soumis à vos lois. Le nom de mon cher Adonis et les monuments de ma douleur auront une durée éternelle. Sa mort, tous les ans pleurée dans des fêtes solennelles, rappellera mes pleurs. Le sang d’Adonis en fleur sera changé. Si, jalouse de Mentha, Proserpine put changer cette nymphe en plante de son nom, ne pourrais-je pas opérer le même prodige en faveur de mon amant !
Elle dit, et arrose de nectar ce sang qui s’enfle, pareil à ces bulles d’air que la pluie forme sur l’onde. Une heure s’est à peine écoulée, il sort de ce sang une fleur nouvelle, que la pourpre colore, et qui des fruits de la grenade imite l’incarnat. Mais cette fleur légère, sur sa faible tige, a peu de durée ; et ses feuilles volent jouet mobile du vent qui l’a fait éclore, et qui lui donne son nom.