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Thétis rend visite à son fils Achille et lui promet une armure



extrait de L’Illiade

Traduction Charles-René-Marie Leconte de L’Isle (XIXe siècle)

Chant 18

Et ils combattaient ainsi, comme le feu ardent. Et Antilokhos vint à Akhilleus aux pieds rapides, et il le trouva devant ses nefs aux antennes dressées, songeant dans son esprit aux choses accomplies déjà; et, gémissant, il disait dans son cœur magnanime :

– Ô dieux ! pourquoi les Akhaiens chevelus, dispersés par la plaine, sont-ils repoussés tumultueusement vers les nefs ? Que les dieux m’épargnent ces cruelles douleurs qu’autrefois ma mère m’annonça, quand elle me disait que le meilleur des Myrmidones, moi vivant, perdrait la lumière de Hélios sous les mains des Troiens. Sans doute il est déjà mort, le brave fils de Ménoitios, le malheureux ! Certes, j’avais ordonné qu’ayant repoussé le feu ennemi, il revînt aux nefs sans combattre Hektôr.

Tandis qu’il roulait ceci dans son esprit et dans son cœur, le fils de l’illustre Nestôr s’approcha de lui, et, versant de chaudes larmes, dit la triste nouvelle :

– Hélas ! fils du belliqueux Pèleus, certes, tu vas entendre une triste nouvelle ; et plût aux dieux que ceci ne fût point arrivé ! Patroklos gît mort, et tous combattent pour son cadavre nu, car Hektôr possède ses armes.

Il parla ainsi, et la noire nuée de la douleur enveloppa Akhilleus, et il saisit de ses deux mains la poussière du foyer et la répandit sur sa tête, et il en souilla sa belle face ; et la noire poussière souilla sa tunique nektaréenne ; et, lui-même, étendu tout entier dans la poussière, gisait, et des deux mains arrachait sa chevelure. Et les femmes, que lui et Patroklos avaient prises, hurlaient violemment, affligées dans leur cœur ; et toutes, hors des tentes, entouraient le belliqueux Akhilleus, et elles se frappaient la poitrine, et leurs genoux étaient rompus. Antilokhos aussi gémissait, répandant des larmes, et tenait les mains d’Akhilleus qui sanglotait dans son noble cœur. Et le Nestôride craignait qu’il se tranchât la gorge avec l’airain.

Akhilleus poussait des sanglots terribles, et sa mère vénérable l’entendit, assise dans les gouffres de la mer, auprès de son vieux père. Et elle se lamenta aussitôt. Et autour de la déesse étaient rassemblées toutes les nèrèides qui sont au fond de la mer : Glaukè, et Thaléia, et Kymodokè, et Nèsaiè, et Spéiô, et Thoè, et Haliè aux yeux de bœuf, et Kymothoè, et Alkaiè, et Limnoréia, et Mélitè, et Iaira, et Amphithoè, et Agavè, et Lôtô, et Prôtô, et Phérousa, Dynaménè, et Dexaménè et Amphinomè, et Kallianassa, et Dôris, et Panopè, et l’illustre Galatéia, et Nèmertès, et Abseudès, et Kallianéira, et Klyménè, et Ianéira, et Ianassa, et Maira, et Oreithya, et Amathéia aux beaux cheveux, et les autres nèrèides qui sont dans la profonde mer. Et elles emplissaient la grotte d’argent, et elles se frappaient la poitrine, et Thétis se lamentait ainsi :

– Ecoutez-moi, sœurs nèrèides, afin que vous sachiez les douleurs qui déchirent mon âme, hélas ! à moi, malheureuse, qui ai enfanté un homme illustre, un fils irréprochable et brave, le plus courageux des héros, et qui a grandi comme un arbre. Je l’ai élevé comme une plante dans une terre fertile, et je l’ai envoyé vers Ilios, sur ses nefs aux poupes recourbées, combattre les Troiens. Et je ne le verrai point revenir dans mes demeures, dans la maison Pèléienne. Voici qu’il est vivant, et qu’il voit la lumière de Hélios, et qu’il souffre, et je ne puis le secourir. Mais j’irai vers mon fils bien-aimé, et je saurai de lui-même quelle douleur l’accable loin du combat.

Ayant ainsi parlé, elle quitta la grotte, et toutes la suivaient, pleurantes ; et l’eau de la mer s’ouvrait devant elles. Puis, elles parvinrent à la riche Troie, et elles abordèrent là où les Myrmidones, autour d’Akhilleus aux pieds rapides, avaient tiré leurs nombreuses nefs sur le rivage. Et sa mère vénérable le trouva poussant de profonds soupirs ; et elle prit, en pleurant, la tête de son fils, et elle lui dit en gémissant ces paroles ailées :

– Mon enfant, pourquoi pleures-tu ? Quelle douleur envahit ton âme ? Parle, ne me cache rien, afin que nous sachions tous deux. Zeus, ainsi que je l’en avais supplié de mes mains étendues, a rejeté tous les fils des Akhaiens auprès des nefs, et ils souffrent de grands maux, parce que tu leur manques.

Et Akhilleus aux pieds rapides, avec de profonds soupirs, lui répondit :

– Ma mère, l’Olympien m’a exaucé ; mais qu’en ai-je retiré, puisque mon cher compagnon Patroklos est mort, lui que j’honorais entre tous autant que moi-même? Je l’ai perdu. Hektôr, l’ayant tué, lui a arraché mes belles, grandes et admirables armes, présents splendides des dieux à Pèleus, le jour où ils te firent partager le lit d’un homme mortel. Plût aux dieux que tu fusses restée avec les déesses de la mer, et que Pèleus eût épousé plutôt une femme mortelle ! Maintenant, une douleur éternelle emplira ton âme, à cause de la mort de ton fils que tu ne verras plus revenir dans tes demeures ; car je ne veux plus vivre, ni m’inquiéter des hommes, à moins que Hektôr, percé par ma lance, ne rende l’âme, et que Patroklos Ménoitiade, livré en pâture aux chiens, ne soit vengé.

Et Thétis, versant des larmes, lui répondit :

– Mon enfant, dois-tu donc bientôt mourir, comme tu le dis ? C’est ta mort qui doit suivre celle de Hektôr !

Et Akhilleùs aux pieds rapides, en gémissant lui répondit :

– Je mourrai donc, puisque je n’ai pu secourir mon compagnon, pendant qu’on le tuait. Il est mort loin de la patrie, et il m’a conjuré de le venger. Je mourrai maintenant, puisque je ne retournerai point dans la patrie, et que je n’ai sauvé ni Patroklos, ni ceux de mes compagnons qui sont tombés en foule sous le divin Hektôr, tandis que j’étais assis sur mes nefs, inutile fardeau de la terre, moi qui l’emporte sur tous les Akhaiens dans le combat ; car d’autres sont meilleurs dans l’agora. Ah ! que la dissension périsse parmi les dieux ! et, parmi les hommes, périsse la colère qui trouble le plus sage, et qui, plus douce que le miel liquide, se gonfle, comme la fumée dans la poitrine des hommes ! C’est ainsi que le roi des hommes, Agamemnôn, a provoqué ma colère. Mais oublions le passé, malgré nos douleurs, et, dans notre poitrine, ployons notre âme à la nécessité. Je chercherai Hektôr qui m’a enlevé cette chère tête, et je recevrai la mort quand il plaira à Zeus et aux autres dieux immortels. La force Hèrakléenne n’évita point la mort, lui qui était très-cher au roi Zeus Kroniôn ; mais l’inévitable colère de Hèrè et la moire le domptèrent. Si une moire semblable m’attend, on me couchera mort sur le bûcher, mais, auparavant, je remporterai une grande gloire. Et que la Troadienne, ou la Dardanienne, essuie de ses deux mains ses joues délicates couvertes de larmes, car je la contraindrai de gémir misérablement ; et elles comprendront que je me suis longtemps éloigné du combat. Ne me retiens donc pas, malgré ta tendresse, car tu ne me persuaderas point.

Et la déesse Thétis aux pieds d’argent lui répondit :

– Certes, mon fils, tu as bien dit : il est beau de venger la ruine cruelle de ses compagnons. Mais tes armes d’airain, belles et splendides, sont parmi les Troiens. Hektôr au casque mouvant se glorifie d’en avoir couvert ses épaules ; mais je ne pense pas qu’il s’en réjouisse longtemps, car le meurtre est auprès de lui. N’entre point dans la mêlée d’Arès avant que tu m’aies revue de tes yeux. Je reviendrai demain, comme Hélios se lèvera, avec de belles armes venant du roi Hèphaistos.

Ayant ainsi parlé, elle quitta son fils et dit à ses sœurs de la mer :

– Rentrez à la hâte dans le large sein de la mer, et retournez dans les demeures de notre vieux père, et dites-lui tout ceci. Moi, je vais dans le vaste Olympos, auprès de l’illustre ouvrier Hèphaistos, afin de lui demander de belles armes splendides pour mon fils.

Elle parla ainsi, et les nèrèides disparurent aussitôt sous l’eau de la mer, et la déesse Thétis aux pieds d’argent monta de nouveau dans l’Olympos, afin d’en rapporter de belles et illustres armes pour son fils.

Et, tandis que ses pieds la portaient dans l’Olympos, les Akhaiens, avec un grand tumulte, vers les nefs et le Hellespontos, fuyaient devant le tueur d’hommes Hektôr.