txt-ovide-galatee

Galatée




extrait du chant 13 des Métamorphoses d’Ovide, 1er siècle après J.-C
traduction de G.T Villenave

Un jour qu’elle tressait les cheveux de Galatée, cette nymphe lui dit en soupirant :
« Du moins, Scylla, vous êtes recherchée par des hommes qui ne sont pas indignes d’être aimés, et vous pouvez impunément mépriser et rejeter leurs vœux. Mais, moi, fille de Nérée, et que Doris a portée dans son sein, ayant pour appui le cortège innombrable de mes sœurs, je n’ai pu me soustraire à la poursuite ardente du cyclope qu’en me précipitant dans les flots. »

Elle dit, et sa voix expire dans les larmes. Scylla les essuie avec sa main d’albâtre. Elle console la déesse, et lui dit :
« Achevez, Galatée. Vous savez combien vous m’êtes chère. Ne me cachez pas plus longtemps la cause secrète de vos douleurs ! »
Et la néréide poursuit ainsi son discours.
« Acis était fils de Faune et d’une nymphe, fille du Syméthus. Il était cher à son père, à sa mère : il m’était plus cher encore. Le bel Acis n’aimait que moi. À peine il avait seize ans, un duvet léger commençait à se montrer sur ses joues colorées. Je l’aimais, et Polyphème me poursuivait sans cesse de son amour.

Si vous demandez ce qui l’emportait de ma haine contre le cyclope, ou de ma tendresse pour Acis : mon cœur était également rempli de ces deux sentiments. Ô Vénus, que ton pouvoir est grand, et ton empire absolu ! Ce monstre farouche, l’horreur des forêts mêmes, que nul mortel n’aborda jamais impunément, qui méprise et l’Olympe et ses dieux, est soumis a ta puissance. Épris de mes charmes, il brûle de tes feux. Il oublie ses troupeaux et les antres qu’il habite. Déjà, Polyphème, tu prends soin de te parer. Tu cherches à me plaire. Tu peignes avec un râteau ta rude chevelure. Ta barbe hérissée tombe sous une faux. Tu te mires dans l’onde, tu cherches à adoucir les traits affreux de ton visage. Tu perds ton ardeur pour le meurtre, ta cruauté, ta soif immense du carnage, et les vaisseaux abordent en sûreté vers ton rivage et s’en éloignent sans danger.

« Cependant le fils d’Eurymus, Télémus, cet augure qui tire du vol des oiseaux d’infaillibles présages, descend en Sicile, et voit sur l’Etna le terrible Polyphème :
– Prends garde, lui dit-il, à l’œil unique que tu portes à ton front ; il te sera arraché par Ulysse.
Le cyclope rit de cette prédiction :
– Ô le plus insensé des augures, s’écrie-t-il, tu te trompes : cet œil, un autre déjà me l’a ravi.

C’est ainsi qu’il méprise une prédiction pour lui trop véritable. Tantôt, pour me voir, il précipite sa marche, et le rivage gémit sous ses pas pesants ; tantôt, vaincu par la fatigue, il va chercher le repos dans ses antres profonds.

« Il est un rocher dont la cime allongée s’élève sur la mer, et que les vagues frappent à sa base des deux côtés. C’est là que l’amoureux cyclope monte et qu’il vient s’asseoir. Ses troupeaux, qui ne l’ont plus pour conducteur, le suivent encore. Il pose à ses pieds le pin qui lui sert de houlette, et dont on eût pu faire le mât d’un vaisseau ; il prend une flûte énorme, composée de cent roseaux : il souffle dans l’instrument champêtre, et l’onde frémit, et les monts retentissent. J’étais cachée dans une grotte, où, penchée sur le sein d’Acis, j’entendis de loin les chansons du cyclope ; je les ai retenues ; il disait :
– Galatée, tu es plus blanche que la feuille du troène, plus fleurie que les prés émaillés. Ta taille est plus élancée que l’aulne ; ton sein a plus d’éclat que le cristal. Tu es plus vive qu’un jeune chevreau ; plus polie que le coquillage lavé par les flots ; plus agréable que le soleil dans l’hiver, que la fraîcheur de l’ombre dans l’été ; plus vermeille que la pomme, plus majestueuse que le haut platane, plus brillante que la glace, plus douce que le raisin dans sa maturité, plus moelleuse que le duvet du cygne, et que le lait caillé ; et, si tu ne me fuyais point, plus belle pour moi que le plus beau jardin.
Mais aussi cette même Galatée est plus farouche que les taureaux indomptés, plus dure qu’un chêne antique, plus trompeuse que l’onde, plus souple que les branches du saule et de la vigne sauvage, plus insensible que ces rochers, plus impétueuse que le torrent, plus fière qu’un paon superbe, plus cuisante que la flamme, plus piquante que les chardons, plus cruelle que l’ourse quand elle devient mère, plus sourde que les mers agitées, plus impitoyable qu’un serpent foulé par l’imprudent voyageur ; et, ce que je voudrais bien pouvoir t’enlever, non seulement tu es plus agile que le cerf effrayé par les chiens aboyants, mais encore plus rapide dans ta fuite que le vent et l’oiseau dans les airs.
Cependant, si tu me connaissais bien, tu te repentirais de m’avoir fui ; tu condamnerais tes refus ; tu chercherais à me retenir près de toi. Cette partie de la montagne et ces antres ouverts dans la roche vive sont à moi. On n’y sent point les chaleurs brûlantes de l’été, ni l’âpre froidure de l’hiver. J’ai des arbres dont les rameaux plient sous le poids de leurs fruits. J’ai des vignes chargées de raisins que l’or jaunit, et j’en ai que la pourpre colore. C’est pour toi que je les garde. Tu cueilleras toi-même, de tes doigts légers, la fraise née à l’ombre des bois, les cornes qui mûrissent dans l’automne, et la prune au suc noir, et
d’autres diversement colorées, pareilles à celles que l’art imite avec la cire.
Si je suis ton époux, les châtaignes ne te manqueront point ; tu auras des fruits en abondance ; et mes arbres s’empresseront de te les offrir. Tous ces troupeaux m’appartiennent : beaucoup d’autres errent dans les vallons, ou cherchent l’ombre des bois, ou reposent dans les antres qui leur servent de bercail. Si tu m’en demandes le nombre, je l’ignore : c’est le berger pauvre qui compte ses troupeaux. Mais ne m’en crois pas lorsque je parle de la beauté de mes brebis : viens, et vois toi-même. À peine peuvent-elles soutenir leurs mamelles que gonfle un lait pur. Mille tendres agneaux, mille chevreaux bondissants remplissent mes bergeries. J’ai toujours du lait en abondance : j’en conserve une partie liquide ; l’autre s’épaissit en fromages.
Tu ne te borneras pas à jouir de ces plaisirs innocents, et de dons vulgaires, tels que de jeunes daims, des lièvres, des chèvres, des colombes, des nids d’oiseaux enlevés sur la cime des arbres. J’ai trouvé, sur les hautes montagnes, deux petits ours
qui pourront jouer avec toi. Ils sont si ressemblants qu’à peine on peut les distinguer ; je les ai trouvés, et, en les prenant, j’ai dit :
“Ils sont pour celle qui m’a charmé.”
Lève donc au-dessus des flots azurés ta tête brillante, ô Galatée ! Viens, ne dédaigne pas mes présents.
Je me connais : je me suis vu naguère dans l’onde transparente, et, en me voyant, ma beauté m’a plu. Regarde la hauteur de ma taille : Jupiter n’est point plus élevé dans les cieux (car vous avez coutume de parler du règne de je ne sais quel Jupiter). Une chevelure épaisse couvre mon front altier, et, comme une forêt, ombrage mes épaules. Que si mon corps est couvert de poils hérissés, ne pense pas que ce soit une difformité. L’arbre est sans beauté, s’il est sans feuillage. Le coursier ne plaît qu’autant qu’une longue crinière flotte sur son col. L’oiseau est embelli par son plumage,
la brebis par sa toison : ainsi la barbe sied à l’homme, et un poil épais est pour son corps un ornement.
‘Je n’ai qu’un œil au milieu du front ; mais il égale un bouclier en grandeur. Eh quoi ! le soleil ne voit-il pas, du haut des cieux, ce vaste univers ? Et cependant il n’a qu’un œil comme moi. Ajoute que Neptune, à qui je dois le jour, règne dans l’empire que tu habites : je te donne Neptune pour beau-père. Sois sensible à mes maux, exauce les vœux de celui qui t’implore. Toi seule as dompté Polyphème : et moi, qui méprise Jupiter, et le ciel, et la foudre brûlante, ô fille de Nérée, je tremble en ta présence ; et ta colère est pour moi plus terrible que la foudre.
“Je souffrirais plus patiemment tes mépris, si tu rejetais les vœux de tous tes amants. Mais pourquoi, méprisant ma flamme, es-tu sensible à celle d’Acis ? Pourquoi, aux baisers de Polyphème, préfères-tu les baisers d’Acis ? Qu’il soit, je le veux, fier de sa beauté, et, ce que je ne voudrais pas, qu’il te plaise aussi, Galatée, pourvu qu’il tombe entre mes mains : il sentira quelle force enferme un si grand corps. J’arracherai ses entrailles, je disperserai dans les champs ses membres palpitants, je les jetterai dans les flots où tu fais ton séjour ! et qu’il puisse ainsi s’unir à toi ! Car enfin, je brûle, et mes feux toujours méprisés deviennent plus ardents. Tous ceux de l’Etna me semblent transportés dans mon sein avec leur violence ; et toi, Galatée, tu n’es pas touchée de ma douleur !”

« Après ces inutiles plaintes, il se lève, je l’observais : et, tel qu’un taureau furieux à qui on enlève sa génisse, il ne veut plus rester sur son rocher ; il erre dans les forêts, et sur la montagne, dont il connaît tous les détours.
Enfin, il m’aperçoit avec Acis. Trop imprudents, nous étions loin de craindre ce malheur :
–Je vous vois, s’écria-t-il, mais c’est pour la dernière fois que l’amour vous rassemble !
Sa voix, aussi effroyable que peut l’être celle d’un cyclope en fureur, fait mentir l’Etna. Saisie d’épouvante, je me plonge dans la mer. Le fils de Syméthus avait pris la fuite ; il s’écriait :
–Viens à mon secours, ô Galatée ! ô mon père ! ô ma mère, secourez-moi, et recevez dans vos ondes votre fils qui va périr.

« Le cyclope le poursuit ; il détache de la montagne un énorme rocher, il le lance : et, quoiqu’une des extrémités de cette masse atteigne seule Acis, elle l’écrase et le couvre tout entier.
Hélas ! je fis pour lui tout ce que les destins permirent, et je le ramenai à sa première origine. Sous le roc, le sang d’Acis coulait en flots de pourpre : sa couleur s’efface par degrés ; c’est bientôt l’eau d’un fleuve qu’ont troublée la pluie et les orages ; c’est enfin l’eau d’une source limpide. La pierre s’entrouvre, et de ses fissures sortent des roseaux à la tige élancée. Dans le creux du rocher l’onde bouillonne et murmure ; elle jaillit de ses flancs.

Mais, ô prodige ! du sein de la source un jeune homme s’élève : son front est paré de cornes naissantes, et des joncs le couronnent : c’était Acis, mais devenu plus grand. L’azur des flots colorait son visage : c’était Acis, changé en fleuve ; et ce fleuve a conservé son nom. »

Galatée cesse de parler. Les nymphes qui l’ont écoutée se dispersent et nagent dans de paisibles mers. Scylla revient, elle n’ose se confier à l’élément liquide. Tantôt elle se promène sans vêtement sur le rivage ; tantôt elle rafraîchit son corps fatigué dans les antres secrets où la mer porte une onde tranquille.