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Dialogue entre Mercure et Vertu

texte de Leon Battista Alberti écrit autour de 1430 et faussement attribué à Lucien,
traduit en 1556 par Clavy de la Fontaine

 


MERCURE : La deesse Vertu m’a prié par lettres presentement aller vers elle; ce que je fay, pour savoir qui la meut ; et la chose entendue, sera mon retour brief devers Jupiter.

VERTU : Salut , Mercure, en te rendant grâces de la pieté et bonté de laquelle uses envers moy, qui est cause qu’à tout le moins je ne suis pas vilipendée ny delaissée de tous les dieux.

MERCURE : J’attends ce que tu veux dire, depesche vitement; car Jupiter m’a commandé retourner vers luy soudainement.

VERTU : Comment ? ne me sera-il donc point permis ny loisible de me plaindre (mesmes à toy ambassadeur des dieux) et declarer mes opresses et calamitez ? Qui auray-je donc vengeurs de mes injures, si maintenant la liberté et faculté m’est deniée et ostée de faire mes complaintes au très-grand Jupiter et Mesmes (dis-je encores) à toy, ô Mercure, que j’ay tousjours eu en lieu de cher frère et comme tel reveré et honoré ? Ô moy miserable! à qui ou quelle part fuiray-je ? à qui auray-je mon recours ? de qui ou en quel lieu demanderay-je d’oresnavant secours, confort, ny ayde ? Certes, estant ainsi pauvrement recueillie et traitée des dieux, et des hommes en ceste sorte deprisée et abandonnée, jusques à estre quasi de nul cherie et embrassée, j’ayme trop mieux estre quelque souche ou tronc de bois, que déesse.

MERCURE : Mais declare promptement ta pensée , tandis que je suis enclin et ententif à t’oyr et escouter.

VERTU : Ne voy-tu point comme je suis nue, misérablement dejetée et reculée, et très-peu, voire quasi nullement, de tout le monde prisée et venerée ? Lequel malheur et inconvenient m’est avenu par l’audace, impieté et injure de la superbe et arrogante deesse Fortune; je te diray comment. Ainsi que j’estois és champs Elysiens eslevée et tenue en grand honneur et réputation entre ces tant excellens, modestes et fameux personnages, Socrate, Platon, Démosthene, Cicéron, Archimenide, Policlet et maints autres leurs semblables, esprits divins, lesquels durant leur vie m’ont (devant toute chose) religieusement aymée et honorée; comme aussi en ces lieux tant plaisans et delectables plusieurs très illustres, très vaillans et triomphans roys, princes et héroes de divers lieux, à la foule accourussent m’accoler et caresser de toutes sortes d’honneurs, saluts et bienvenues : voycy hativement arriver ceste effrenée et insolente deesse Fortune, ma capitale et perpetuelle ennemie, audacieuse, effrontée, injurieuse et desbridée; laquelle circuie et accompagnée d’hommes armez et embastonnez, non moins pleine de vantance et enflée d’orgueil, que crevant de dueil, envie et despit (de me voire ainsi honorée) s’estant avancée de m’aborder : Ha, ha, madame de pimprenelle (ce m’escria ceste furieuse et arrogante deesse de ce monde), ha, ha, madame de rien , pauvre et petite droguette, volontairement donc tu ne quittes point la place la venue des plus grans (à la verité je ne m’estais bougée pour elle, et n’en avois garde, ny ma compagnie aussi ; car que tenons-nous rien d’elle ?).
Ha, ha, madame de penaillon sale et crottée. Est-ce ainsi que tu cedes et t’humilies à la hauteur et presence des dieux ? Est-ce la reverence et honneur que tu leur portes, belitrease ? — Certainement (ô Mercure) je me suis merveilleusement dolue et complainte d’injure si atroce et de tel et si grief oultrage, ne l’ayant aussi mérité Dont quelque peu esmue et irritée, avec briefve response :
Ô très-grande deesse (luy dis-je), toutes ces tiennes paroles, ny tous les propos que tu pourrois tenir, ne me feront point pourtant vulgasse, ny plebeienne, vile ny abjecte : et d’avantage je ne suis point d’avis (bien qu’il faille ceder aux superieurs) que l’on cede à toy avec deshonneur et infamie.
—De ceste petite response, Fortune fut si furieusement enflammée, que sans autre occasion, elle s’esleva , comme enragée, en mille sortes d’injures et reproches à l’encontre de moy. Je passe icy quantes et quelles contumelies et hontes l’orgueilleuse avoit vomies d’entrée au prejudice de mon honneur. Platon esmeu de telle insolence commença au contraire de la fantasie de ceste deesse mondaine, à disputer et alleguer plusieurs choses traitans du devoir des dieux et superieurs, quels ils doivent estre en leurs charges et administrations; mais impatiente de telle remonstrance, et l’interrompant soubdain dressée sur ses ergots : — Chassez-moy hors d’icy ce causeur (dit-elle), car il n’appartient point aux serviteurs mettre la main sur l’estat des maistres. — Ciceron aussi, fasché du tort et injure que l’on me faisoit, avoit encommencé à mettre en avant maints enseignemena et exemples tendans à la perfection des roys princes et magistrats, comme ils doivent administrer justice, soulager le peuple, et en toutes choses eux montrer but et mirouer d’honneur et probité; mais en l’instant mesme, de la bande des gens d’armes sortit furieusement Marc-Antoine, armé à l’avantage, qui d’un indigne coup de poing avec le gantelet offensa griefvement Cicéron aur Ies dents; dont tous mes amys fort estonnez m’abandonnans à coup, se sauvèrent à la fuite, craignans qu’il ne leur en advint autant. Car Policlète d’un pinceau , Phidie d’un canivet, Archimenide d’un horoscope, et tous leurs compagnons nuds et sans armes, n’estoient pas assez forts ny puissans pour eux defendre à l’encontre de ces gens d’armes très-audacieux, armez et embutonnez de mesmes, et en guerre accoustumez à pilleries, rapines et homicides.

Derechef donc, très-affectueusement, je te prie, ô Mercure,voire t’appelle et prends à tesmoin, toi qui as tousjours esté le heraut et truchement des dieux, que tu prennes en charge ceste mienne cause tant juste et pitoiable : je viens vers toy à refuge, humblement je te fais ma priere, en toy gist toute mon esperance, en toy toute mon attente; donne ordre, je te supplie, que tandis que je suis ainsi laidement et vilainement estrangée et reculée de la presence et compagnie de vous autres dieux, je ne sois aussi envers les hommes en opprobre, ignominie et derision. Car ce sera un grand deshonneur, vitupere et honte à l’ordre et rang des dieux, quand les hommes me vilipendans et ne tenans aucun compte de moy, m’auront en estime de si faible et debile déese.

MERCURE : J’ay entendu ton inconvenient, auquel je ne puis remedier, dont me deplaist : mais pour l’ancienne et connexe amitié d’entre nous, je t’averty d’une chose, c’est que tu as entrepris une trop dure et difficile cause à l’encontre de Fortune; car Jupiter mesme (à fin que je ne parle d’autres dieux), comme ainsi soit qu’il se sente grandement tenu et obligé à elle (pour les bienfaits qu’il en a receuz) encore, outre ce, non-seulement il l’a en honneur et reverence ; mais aussi craint et redoute ses forces et puissances. Car c’est elle qui a aidé aux dieux à parvenir et monter au ciel, et quand il luy plaira, par force elle les en ostera et jettera dehors. Pour ceste cause, ô Vertu, si tu es sage et bien conseillée, tu te retireras avec et entre quelques petits dieux pauvres et vulgaires, et là te cacheras incognue, jusques à ce que la haine de Fortune à l’encontre de toy soit esteinte.

VERTU : Je voy bien que c’est : il m’en faut aller retirer et cacher pour tout jamais. Donc ques je m’en vais d’icy, des uns et des autres dechassée et moquée.

MERCURE : Adieu, Vertu.

 

FIN

 

source: CHASTEL André, Le geste dans l’art, Paris, Liana Levy, 2001