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Nicée surprise par Bacchus

extrait du chant XVI des Dyonisiaques de Nonnos de Panopolis écrit entre 450 et 470,
traduit par le Comte de Marcellus (1795-1861)

Je chante dans le seizième livre l’union de Nicée, surprise dans· son sommeil par le vigilant Bacchus.

La mort du plaintif berger ne resta pas sans vengeance. Éros indigné prend son arc, choisit en secret une flèche amoureuse, et la destine à Bacchus assis près de l’embouchure du fleuve aux belles rives.

En ce moment l’agile Nicée, après sa chasse habituelle, se délassait de ses fatigues incessantes parmi les ravins, et se purifia dans les bains formés par les eaux de la montagne. Le divin archer n’hésite pas; il ajuste sur la corde l’extrémité barbue de sa flèche ailée, et arrondit son arc. Aussitôt le trait pénètre tout entier dans le cœur de Bacchus, qu’il enflamme. À la vue de Nicée nageant sans voile au milieu des ondes, ce trait brûlant et doux égare sa raison ; il va çà et là partout où va la jeune chasseresse ; tantôt il observa sa chevelure ondoyante dans sa course, quand les vents l’agitent de toutes parts ; tantôt il contemple le cou sans voile que laissent voir les cheveux, égal en éclat & la lune. Dès lors il néglige les satyres, oublie les bacchantes ; et, regardant vers l’Olympe , il dit d’une voix éperdue :

« Oui, j’irai partout où l’emporte sa course légère, partout où est son carquois, sa flèche et son arc enchanteur, partout où ses retraites jettent leur parfum chaste et virginal ; je toucherai ses épieux, je manierai ses filets, je chasserai moi-même, et j’immolerai les faons qui me sont familière. Si, comme une amazone courroucée, elle m’outrage, je supporterai le charmant fardeau de sa colère féminine ; j’approcherai ma main de ses genoux pour l’apaiser; j’effleurerai ce corps ravissant, selon la coutume des supplications  ; mais je ne lui tendrai pas le rameau d’olivier, puisqu’il est l’arbuste de Minerve, vierge et rebelle aussi. Au lieu de la branche huileuse et amère, j’offrirai en hommage suppliant, à la nymphe qui m’est aussi agréable que le miel, mon raisin vermeil plein du jus le plus mielleux aussi. Si elle s’irrite encore, cette vierge à l’arc recourbé, ah ! qu’elle ne me frappe ni de sa lance ni de son javelot meurtrier, mais seulement d’une main timide et du bout de son arc chéri. Eh ! que ne puis-je emprunter à quelque oiseau son brillant plumage, puisque notre vierge aime les flèches empennées ! Non, je ne refuserai pas ces délicieuses blessures. Qu’elle saisisse, si elle le veut, mes cheveux de ses doigts adorés ; qu’elle en arrache même violemment les boucles complaisantes; je m’y prêterai sans peine; mais alors, si je m’irrite à mon tour, je presserai sans l’épargner cette main qui me serre, et je tiendrai sous l’effort de mes doigts ces doigts de rose qui me consoleront de tout ce que me fut souffrir Vénus.

« Oui, cette jeune fille l’emporte sur toutes les beautés olympiennes ; pardonne, Cerné. La nymphe d’Astacie est une autre Aurore aux doigts de rose ; c’est un nouvel astre matinal qui se lève, et Nicée est une lune plus jeune, qui brille d’un perpétuel éclat. Dans mes désirs, j’aimerais à emprunter mille formes étrangères, si ma vénération pour mon père ne m’arrêtait. Je voudrais, comme le Taureau qui fendit les flots de la mer Tyrienne pour épouser Europe, emporter aussi ma Nicée respectée des ondes ; je feindrais de secouer mon dos indocile afin que, dans sa frayeur, sa blanche main s’appuyât sur ma corne. Je voudrais devenir un époux ailé pour enlever sans secousse une mortelle, comme Jupiter fit pour Égine ; afin de voir sortir de mon union un autre belliqueux Éaque, qui préside avec moi aux combats. Mais je ne frapperais pas de la foudre le père de mon épouse, et ne la paierais point de cette dot impie. Je ne saurais affliger d’une telle douleur ma chère Nicée. Ah ! c’est surtout les amours de Danaé et leur forme liquide que j’envie : que ne suis-je cette pluie d’or conjugale qui devient à la fois l’époux et le don nuptial ! Oui, j’aimerais à verser les torrents amoureux d’une si riche rosée. Il siérait à ma nymphe aux beaux yeux, à ma Nicée, quand elle a tout l’éclat de l’or, d’avoir un époux d’or aussi. »

Ces discours passionnés, le dieu les prononça d’une voix frénétique ; puis, un jour, traversant une prairie embaumée, il en considère toutes les fleurs, qui lui rappellent les couleurs de la jeune fille, et il dit ces mots qu’emportent les vents :

« Même ici, chère Nicée, je retrouve presque ta beauté ; l’aurais-tu donc changée en fleurs ? À l’aspect de ces rosiers à la noble tige, j’ai cru voir tes joues ; mais tes roses sont toujours épanouies, et s’unissent à la vermeille anémone, qui chez toi ne sait pas mourir. Ce lys que j’admire me fait voir la neige de tes bras, et cette hyacinthe, ta noire chevelure.

« Laisse-moi chasser à tes côtés ; si tu y consens, je porterai moi-même tes épieux ! moi-même je porterai tes brodequins, ton arc, tes flèches chéries, et ce fardeau me sera bien doux. Je m’en chargerai seul; qu’ai-je besoin des satyres ? Apollon n’a-t-il pas porté lui-même dans les bois les filets de Cyrène ? et rougirais-je de me soumettre à des filets aussi ? Que dis-je ? Je ne crains pas de porter ma Nicée sur mes épaules , je ne suis pas supérieur à mon père. Et le taureau navigateur n’a-t-il pas enlevé sur les mers Europe, garantie de l’atteinte des flots ?

« Fille au teint de rose, pourquoi te plaire aux forêts ? Ménage tes formes enchanteresses ; crains de les meurtrir quand tu choisis les roches pour ton lit. Confie-moi, de grâce, les soins de ta couche. Je la dresserai moi-même dans les antres. Je la formerai des fourrures apprêtées des panthères, et j’y ajouterai les épaisses et effrayantes enveloppes des lions que je quitterai pour toi. Tu dormiras du plus doux sommeil, cachée sous les nébrides élégantes de Bacchus. Je dépouillerai les satyres de la peau des cerfs Hygdoniens, que je tendrai au-dessus de ta tête pour l’abriter. Te faut-il des chiens ? je te prête à l’instant toute la meute réunie de Pan, mon ami. J’en ferai venir encore de Sparte, où mon frère Apollon le Carnéen les exerce pour plaire à ses favoris. J’appellerai tous les chiens de chasse d’Aristée; je t’offrirai les filets, les épieux, et surtout un don qui doit t’agréer, les chaussures d’Agrée et de Nomios , qui présidèrent jadis, l’un aux beaux pâturages, l’autre aux nobles travaux de la chasse.

« Si, au temps de la moisson, tu redoutes l’ardeur de la saison brûlante, je planterai au-dessus de ta couche des rejets de vignes sauvages dont l’enivrante odeur t’embaumera quand tu seras mollement inclinée à l’ombre de leurs grappes. Belle vagabonde, épargne ton délicieux visage ; prends pitié de tes joues que Phaéton peut brunir. Crains que son astre ne flétrisse ta rayonnante beauté ; que les haleines des vents ne gâtent ta molle chevelure. Dors au milieu des roses, et sur les fleurs de l’hyacinthe; appuie ta tête sur la vigne qui est là près de toi ; ce sera une même joie pour quatre immortels ensemble : Phébus, Zéphyre, Cythérée et Bacchus .

« Je ferai de la noire génération des Indiens, qui est le butin de ma victoire, les esclaves familiers de tes appartements. Mais non ! Pourquoi parler ici de cette race de noirs pour orner ta couche virginale ? La blanche aurore se mêle-t-elle jamais aux ténèbres de la nuit ? Vierge d’Astacie, puisque tu es une autre Diane plus jeune, moi-même je conduirai vers toi un chœur de soixante compagnes ; et le cortège que je te réserve atteindra le nombre des nymphes de la Diane des montagnes. Ou plutôt il sera égal aux filles de l’Océan, afin que Diane, toute reine de la chasse qu’elle est, ne puisse te le disputer. Je t’amènerai pour suivantes les Grâces de la divine Orchomène, mes filles, que j’enlèverai à Vénus.

« Que si la passion des combats t’enflamme, comme une Amazone amie de la gloire, viens à la guerre des Indes. Tu y seras Pitho pour le conseil, et Pallas pour la mêlée. Ou bien prends ce thyrse de Bacchus fatal aux cerfs ; immole ses faons, soumets au frein et au joug la panthère ou les lions, et tu pareras ainsi mon char de tes mains, au prix de tes fatigues. Quoi donc ? Aurais-tu honte de chasser en compagnie de Bacchus ? Mais, par pitié, laisse fléchir sous l’amour ton inflexible cœur ! Que ma couche n te reçoive après les fatigues de la chasse ! Sois Diane dans les forêts et Vénus dans le lit nuptial  ! »

Il dit ; et poursuivant la nymphe dans les montagnes, il lui crie, quand il se rapproche d’elle : « Attends, jeune fille, attends Bacchus ton époux. » Alors, dans son courroux, la vierge fait entendre une voix terrible, et ces paroles brûlantes s’échappent de sa bouche indignée :

 « Va, porte les vœux à quelque nymphe facile. Si tu viens à bout de séduire Minerve ou Diane, la rigide Nicée pourra t’écouter, car je suis la compagne de toutes les deux. Mais si la chaste Minerve se refuse à tes instances téméraires, si tu ne peux adoucir l’inflexible Chasseresse, ne recherche pas Nicée. Et que je ne te voie ni toucher à mon arc, ni manier mon carquois, tu aurais le même sort que le berger Hymnes ; oui, je blesserais Bacchus l’invulnérable. Ou si le fer ne peut rien sur toi, si tu es insensible au javelot , je n’ai pas oublié les Géants fils d’Iphimédie ; comme ton frère, je t’enchaînerai sous des entraves de fer, et dans le cachot d’airain qui a retenu Mars prisonnier, jusqu’à ce qu’après treize retours circulaires de la lune, les vents évaporent enfin la passion que je t’inspire. Ne caresse pas mon carquois de tes mains amoureuses : j’ai un arc, si tu as un thyrse. Auxiliaire des luttes de Diane, je sais, dans les collines d’Astacie, lancer mes traits contre les sangliers et les lions. Pour toi, va chasser les faons dans les rochers du Liban en compagnie de Vénus. Non, je n’accepte pas ton alliance, même si tu es du sang de Jupiter. Ah ! si je désirais un dieu pour époux, certes ce ne serait pas Bacchus, ce jeune efféminé, délicat, sans armes, à la molle chevelure. Je réserverais ma main pour le dieu de l’arc renommé, ou pour Mars étincelant sous le bronze. J’aurais au moins pour gage d’amour, de l’un un arc, de l’autre un glaire. Mais quoi ? Je ne veux aucun des Immortels pour époux, et l’honneur d’avoir Jupiter pour beau-père n’a rien qui me tente. Cherche, ô Bacchus, cherche quelque jeune fille plus crédule. Pourquoi courir ainsi ? Tu ne m’atteindras pas. Le fils de Latone n’a-t-il pas en vain poursuivi Daphné, et Vulcain Minerve ? Pourquoi courir ? Tant de hâte est inutile. Crois-moi, pour franchir les rochers, mes brodequins valent mieux que tes cothurnes . »

À ces mots, elle s’enfuit, et le dieu ne cesse de chercher la vierge errante dans les collines et dans les pâturages. Un chien le suit dans ses courses rapides, un chien à l’instinct avisé ; Pan, le dieu cornu, qui en élève un grand nombre, le lui a donné un jour qu’il chassait au milieu des ravins. En voyant ce chien s’associer à ses fatigues, le suivre fidèlement à pas égaux, et si près de raisonner et de parler lui-même, Bacchus, dans son délire amoureux, lui adresse ces mots bienveillants :

« Pourquoi, chien vagabond, toi si digne compagnon de Pan toujours épris, accompagnes-tu maintenant Bacchus ? Pourquoi, seul avec lui, suis-tu les traces de la vierge qu’il poursuit ? Pan t’a donc appris à compatir aux amours infortunés, puisque tu cherches aussi notre Nymphe, et que tu ne veux pas laisser Bacchus s’égarer seul au sein des montagnes ? Toi seul as pitié de moi; et, comme un homme, aux penchants de la forêt, tu interroges les retraites élevées de l’errante jeune fille. Oui, travaille pour ton maître ! En échange de tes peines je te réserve une récompense. Tu habiteras les airs après Sirius, l’astre de Méra, et je te placerai dans la Sphère auprès de Procyon , afin que tu gonfles aussi le raisin et que tu arrondisses la grappe sous la féconde influence de ton éclat. Qui donc m’empêcherait de placer dans le ciel un troisième chien céleste ? On t’y verra poursuivre encore dans sa course le lièvre étoile.

« Ah ! plains-moi. Promène tes regards scrutateurs dans le fond des forets de Cybèle, et, s’il t’est permis, reproche à la nymphe inhumaine de me fuir quand je la désire, et, mortelle, de refuser un dieu. Accuse à la fois Adonis et Cythérée.

« Chasse hors de ces montagnes Écho, si rigoureuse et si mobile, de peur qu’elle ne redouble encore la sévérité de ma nymphe : ne laisse pas approcher de Nicée ton ancien maître aux violents amours ; il pourrait s’en emparer et la contraindre à l’hymen. Ah ! si tu parviens à apercevoir la vierge, accoure et indique-la moi par un silence expressif ou par des aboiements. Sois le messager de l’amour, et laisse tes compagnons se perdre à la poursuite des sangliers ou des lions dans les détours des collines.

« Ami Pan, je te proclame heureux à bon droit, car tes chiens eux-mêmes deviennent les investigateurs des amours. Et toi, fortune aux mille formes, qui te joues des générations, voilà qu’après la race humaine tu t’exerces aussi sur les chiens, et ce malheureux vagabond ne quitte le service de Pan que pour Bacchus l’amoureux. Il y a donc aussi parmi les chiens des sages que Jupiter, en les privant d’une voix d’homme, a pourtant doués d’un cœur humain. Chênes chéris, grondez Nicée; et vous, rochers, dites-lui: Eh quoi ! les chiens s’attendrissent, et l’Amazone reste sans pitié ! »

Comme il parlait ainsi auprès d’un arbre, l’antique Mélie , du sein des rameaux touffus, entendit ses plaintes passionnées, et d’une voix railleuse, lui cria :

« Ô Bacchus, ceux qui chassent ici sont les chasseurs de Diane; mais vous, vous ne chassez que Vénus. Il vous sied bien de trembler devant une délicate et faible fille; l’audacieux Bacchus, depuis qu’il aime, s’est donc fait suppliant ; il tend vers une nymphe débile des mains teintes d’un sang indien. Ah ! votre père n’a jamais su par des discoure séducteurs attirer des filles dociles vers l’union et l’hyménée. Il n’a pas imploré Sémélé avant d’être heureux auprès d’elle ; il n’a pas raisonné avec Danaé pour en triompher. Vous connaissez ses entreprises envers l’épouse d’Ixion, ses hennissements conjugaux, l’audace du coursier. Vous n’ignorez pas l’amoureuse supercherie qui lui livra Antiope, et le satyre qui souriait en prêtant sa forme à l’époux. »

Elle dit ; et après s’être moquée de la timidité de Bacchus, elle rentra dans le chêne compagnon de sa vie .

Cependant le dieu désespéré continuait sa course éperdue dans les collines, à la suite de la nymphe sacrée ; et la légère Amazone, franchissant les cimes des rochers le· moins accessible·, se dérobait à toutes ses recherche·. Enfin le soleil fait sentir à Nicée sa brûlante chaleur ; ses lèvres se dessèchent sons l’ardeur de la soif : ignorant le stratagème de l’amoureux Bacchus, elle voit briller l’onde chère aux buveurs, et s’abreuve de ces doux courants où ont bu les noirs Indiens. Bientôt l’ivresse s’empare de ses sens; sa tête chancelle et tourne. Hors d’elle-même, elle croit voir de ses yeux troublés deux immenses lacs ; le front appesanti, elle aperçoit doubles aussi les penchants de la colline aux fauves habitants; ses pieds tremblent, elle glisse sur la poussière. Les ailes du sommeil s’approchent insensiblement de ses paupières ; et, accablée, elle s’affaisse, et tombe dans un fatal assoupissement, précurseur des joies de l’hymen.

Éros la voit endormie ; dans sa compassion pour Hymnos, il la montre à Bacchus ; Némésis la voit aussi et sourit. Alors, le dieu rasé marche lentement, pas à pas, fait glisser adroitement et sans bruit ses cothurnes, s’approche de la jeune fille, et défait peu a peu, du bout des doigts de peur de la réveiller, mais d’une main sûre, les nœuds de la ceinture qui garde son innocence.

Aussitôt, désireuse de plaire à Bacchus, la terre enfante et déploie pour sa couche une végétation embaumée; les perches qui soutiennent un berceau de pampres touffus plient sous le poids du fruit des raisins entrelacée. Cette couche s’ombrage encore des feuilles de la vigne sauvage qui l’entoure d’elle-même. Les grappes pleines d’un jus rougissant, suspendues et incertaines, se balancent çà et là aux souffles de Cypris, et cachent les deux époux, tandis que la tige du lierre, charmant compagnon du vignoble, parfume les airs de ses rameaux en guirlandes et enroule au tour des ceps déjà mûre ses jets dominateurs.

Ce fut une menteuse union, une sorte de rêve dont le sommeil fut l’auxiliaire. La vierge cessa de l’être sans cesser de dormir, et elle vit le sommeil, messager de l’amour, devenir aussi le ministre d’un hymen dû à l’ivresse. Un souffle inspiré, se mêlant aux ondulations de la forêt émue, fait retentir partout les hymnes des amours et le chant de l’hyménée que les vents portent dans les montagnes. La vierge Écho les répète de sa bouche timide; Écho, aimée de Pan, à qui appartient toujours le dernier son. Le berger se met à danser sur le sol; il fait redire autour de lui le chant d’hymen, ό hyménée ι et le pin de la montagne s’écrie : C’est vraiment une charmante union ! »

C’est alors que l’âme d’Hymnos, errante dans les airs, vint inquiéter le sommeil de la nymphe par de nocturnes visions :

« Heureuse épousée, » lui dit-elle, il est donc ainsi des furies vengeresses des amants. Vous avez refusé Hymnos, et vous appartenez à Bacchus. Vierge injuste, vous réglez mal la condition de votre hyménée. Vous immolez l’époux, et vous acceptez le ravisseur. Chaste fille, vous avez plongé Hymnos dans· un sommeil d’airain ; chaste fille, un doux sommeil vous livre à la violence. Vous avec ri en voyant le sang du misérable pasteur succombant sous vos coups. C’est à vous de pleurer maintenant votre virginité perdue.

À ces mots, l’âme plaintive du berger, mort pour l’amour, s’envola comme l’ombre d’une fumée; et, envieuse de cet hymen qu’une trompeuse ivresse livrait à Bacchus, elle descendit sans laisser de traces dans les palais du Tartare, où tout s’engloutit.

Pan le chansonnier, fit rendre, à son tour, à ses aigres pipeaux un son nuptial  ; il dissimula sa jalousie secrète, et composa un chant satirique contre les unions étranges. Enfin un amoureux satyre des bois voisins, spectateur insatiable des plus mystérieux hymens, à la vue de Bacchus près de sa belle compagne, parla ainsi :

« Pan, le dieu cornu, est le seul à courir encore après Vénus. Ami Pan, fais-toi planteur toi-même, au lieu de berger, et tu seras un jour l’époux d’Écho que tu poursuis sans cesse; alors tu inventeras quelque ruse secourable, pareille à celle-ci, pour venir en aide à tes amours malheureux. Laisse là ta houlette pastorale, abandonne tes génisses et tes brebis auprès de ta grotte. Que te font les bergers ? Lève-toi, va planter la vigne ; c’est elle qui mène aux faveurs de l’amour. »

À peine achevait-il, que Pan, le chevrier, s’écria : Ah ! si mon père m’avait enseigné l’artifice de ce vin qui accomplit les mariages ! Ah ! si comme Bacchus je régnais sur ce raisin qui égare la raison ! j’aurais déjà surpris endormie et enivrée Echo, la méchante vierge, et j’aurais obtenu le prix de la passion qui me fait errer à l’aventure. Adieu les pâturages ! Pendant que j’abreuve mes troupeaux à cette fontaine, voilà que Bacchus attire à lui, par ses ondées enivrantes, les nymphes les plus rebelles. Il a fait de son arbuste un remède à l’amour. Arrière le lait des chèvres ! arrière le lait des brebis ! Il n’a pas la vertu d’endormir et de soumettre les vierges. Ô Cythérée, je suis le seul à souffrir. Ô mes tristes amours ! Hélas ! Syrinx si barbare dans ses refus, vient de célébrer elle-même de ses sons complaisants la récente conquête de Bacchus ; et ces sons multipliés, Écho les redit aussi, et les multiplie. Ô Bacchus, charmant dispensateur du délire de l’ivresse, soie donc heureux tout seul, toi qui as inventé le vin auxiliaire de tes amours et vainqueur des nymphes les plus dédaigneuses ! »

Ainsi disait, tout affligé, Pan aux amours stériles, et il envie, dans son infortune, les succès de Bacchus.

Cependant, après ces plaisirs qu’il vient de trouver sur une couche terrestre, le dieu s’élança tout à coup dans les airs. La nymphe s’éveille, s’en prend à la source du fleuve, s’indigne contre le sommeil, Cypris, Bacchus, et verse un torrent de larmes. Désolée, elle entend encore les derniers accents du chant nuptial, des naïades, qui lui apprennent les violences du Dieu, son amant. Elle voit sa couche ombragée des feuilles de la vigne sauvage, et dressée sur les nébrides de Bacchus, qui lui révèlent sa furtive union. Elle voit sa ceinture virginale elle-même souillée. Alors, déchirant ses joues de rose, elle meurtrit ses flâna; et d’une voix plaintive mêlée à ses sanglots :

« Ο ma virginité, s’écrie-t-elle, que m’a ravie cette liqueur enivrante !

« Ô ma virginité, que m’a ravie le sommeil de amours !

« Ο ma virginité, que le vagabond Bacchus m’a ravie !

« Périsse cette mensongère liqueur que versent du Hydriades ! Périsse cette couche ! ô nymphe hamadryades, qui dois-je donc accuser ? L’astuce, le sommeil, l’amour et le vin m’ont livrée à la fois. Diane elle-même a répudié sa compagne. Pourquoi donc Écho, qui fuit aussi le mariage, ne m’a-t-elle pas dévoilé tout le stratagème ? Pourquoi Pitys par son murmure, et Daphné, par sa vois, n’ont-elles pas dit à mon oreille, d’assez près pour ne pas être entendues de Bacchus. — Redoute, jeune fille, cette perfide liqueur. »

Alors un déluge de larmes inonde son visage. Tantôt elle veut porter son glaive à sa gorge ; tantôt se précipiter du haut de la montagne, et rouler une dernière fois la tête en avant sur la poussière ; puis anéantir cette source dont le breuvage l’a perdue ; mais, déjà dégagée des premiers flots empreints de la rosée de Bacchus, l’onde a repris son murmure et sa blanche limpidité. Alors elle supplie le fils de Saturne et Diane de semer de poussière le lit aride des naïades ; ensuite elle porte son regard vers la montagne pour y entrevoir un faible vestige de l’invisible Bacchus, l’accabler de ses flèches, lutter femme contre un Dieu, et dompter le génie de la grappe. Avant tout, elle eût voulu consumer d’une flamme ardente toute cette vigne protectrice de sa couche. Souvent, comme elle reconnaît sur la colline les traces de Bacchus, elle lance des flèches qui ne rencontrent que les vents des airs. Souvent aussi elle vibre sa lance pour en frapper le dieu invulnérable, comme si le but était là. Vains efforts ! ses coups ne peuvent l’atteindre.

Alors elle s’indigne contre le fleuve, et jure de ne plus tremper des lèvres altérées dans ses ondes insidieuses; elle jure de ne jamais, pendant la nuit, fermer la paupière; elle jure de ne plus jamais s’abandonner aux douceurs du sommeil dans les montagnes ! Elle s’irrite contre les chiens qui la gardent, et qui auraient dû s’élancer d’eux-mêmes contre le téméraire Bacchus ; puis elle cherche pour mourir le secours d’un lacet suspendu, et veut presser son cou d’un lien serré et circulaire, afin d’éviter les railleries et la malice des femmes jeunes comme elles. Enfin elle quitte à regret l’antique forêt, qui nourrit sa proie accoutumée, car elle tremble de paraître aux yeux de Diane après sa faute.

Cependant elle portait dans ton sein un fardeau, fruit divin de la race de Bacchus ; les Heures vivifiantes, après avoir ramené neuf fois le cours circulaire de la lune, la délivrèrent d’une fille, qu’elle nomma Télète. Divin rejeton des amours de Bromios, Télète florissait dans les fêtes de son père ; elle le suit partout, danse pendant la nuit, et prend son plaisir à écouter les cymbales et le double tambourin.

Bacchus, après ses victoires dans les Indes, fonda sur les bords du lac enchanté une ville magnifique, et en l’honneur de la nymphe d’Astacie, il l’appela Nicée .

D’après Philippe Morel dans Mélissa : Magie, astres et démons dans l\'art italien de la Renaissance, Hazan, Paris, 2008