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Charon

extrait du livre VI de L’Énéide de Virgile, 1er siècle avant J.-C.
traduit par André Bellessort (1866-1942)

De là, part la route qui conduit, dans le Tartare, aux flots de l’Achéron. Ce sont des tourbillons de boue, un gouffre, un vaste abîme qui bouillonne et vomit tout son limon dans le Cocyte. Un horrible passeur garde ces eaux et ce fleuve, d’une saleté hideuse, Charon. Une longue barbe blanche inculte lui tombe du menton ; ses yeux sont des flammes immobiles ; un sordide morceau d’étoffe attaché par un nœud pend à son épaule. Seul, il pousse la gaffe et manœuvre les voiles de la barque, couleur de fer où il transporte des ombres de corps, très vieux déjà, mais de la solide et verte vieillesse d’un dieu. Toute une foule répandue se précipitait vers la rive : des mères, des époux, des héros magnanimes qui ont accompli leur vie,
des enfants, des vierges, des jeunes gens qui furent placés sur le bûcher funèbre de- vant les yeux de leurs parents. Les premiers froids de l’automne ne font pas glisser et tomber en plus grand nombre les feuilles des bois ; les oiseaux qui viennent du large ne s’attroupent pas plus nombreux à l’intérieur des terres quand la saison glaciale les met en fuite à travers l’océan et les envoie à tire-d’aile aux pays du soleil. Tous debout suppliaient qu’on les fît passer les premiers et tendaient leurs mains dans leur grand désir de l’autre rive. Mais le dur nocher prend ceux-ci, puis ceux-là, et repousse loin du rivage ceux qu’il écarte.