txt-guerre-punique-songe-scipion

Le choix de Scipion

extraits des Guerres puniques rédigés au 1er siècle par Silius Italicus
publié par Désiré Nisard (1806-1888)

Le jeune Scipion voudrait venger les mânes de son père et de son oncle  ; mais sa famille le retient : les malheurs encore récents qu’elle déplore, la jeunesse de Scipion, tout l’épouvante. S’il passait dans ces sinistres contrées, il lui faudrait combattre, sur les cendres mêmes de son père et de son oncle, contre un ennemi qui a déjoué leur habileté, qui les a vaincus tous deux, et dont le succès n’a fait qu’enflammer le courage. Ses bras, encore trop faibles pour soutenir une lutte terrible, ne lui permettent pas de solliciter un commandement réservé à la vigueur de l’âge mûr. Assis sous l’ombrage verdoyant d’un laurier, dans la partie la plus retirée de sa demeure, le jeune héros s’abandonnait aux pensées tumultueuses qui agitaient son cœur.

Tout à coup, apparaissent devant lui la Vertu et la Volupté, qu’il voit descendre des cieux, et qui se placent à sa droite et à sa gauche : toutes deux ont une taille au-dessus de celle des mortels. D’un côté, la Volupté, ennemie redoutable de la Vertu, laissant flotter ses longs cheveux, embaumait l’air d’une odeur d’ambroisie. Vêtue d’une robe brillante, elle avait rehaussé par l’éclat de l’or la pourpre tyrienne. Une épingle, retenant sa chevelure sur son front, relevait la beauté de son visage, et les éclairs capricieux de ses yeux lascifs semblaient autant de flèches brûlantes. Mais la Vertu se présentait avec un extérieur bien différent : son front était sans ornement ; sa chevelure simple et sans parure ; ses regards étaient modestes. Elle avait l’air mâle et le maintien plein de noblesse  : un pudique sourire animait son visage. Sa haute taille paraissait encore relevée par la blancheur éclatante de sa robe. La Volupté la première lui adresse la parole  ; elle est pleine de confiance dans les promesses qu’elle va lui faire.

« Jeune homme, lui dit-elle, pourquoi cette ardeur belliqueuse ? Quoi ! tu irais consumer indignement dans les camps la fleur de ta jeunesse ! As-tu donc oublié la journée de Cannes, le Pô, le Trasimène, ce lac plus funeste que l’onde du Styx ? Et tu songerais à passer sur le sol de l’Atlas ; tu penserais à Carthage ? Crois-moi  : cesse de chercher les périls et d’exposer ta tête aux tempêtes de Mars. Si tu ne renonces pas au culte sanglant de ce dieu, la Vertu te commandera de voler au milieu des combats et de te jeter à travers les flammes. C’est elle qui a précipité aux sombres bords ton père et ton oncle, Paul Émile et Décius. Elle promettait de pompeux honneurs à leur cendre, un grand nom à leur tombeau, et de la gloire à leur ombre qui ne sent plus rien. Mais si tu marches avec moi, tu n’auras point à suivre un sentier pénible pour arriver au terme qui t’est marqué ; jamais la trompette ne viendra troubler ton sommeil. Tu n’auras à souffrir ni les glaces de l’Ourse, ni les flammes du brûlant Cancer. Ta table ne sera pas un gazon souvent ensanglanté. Tu ne sentiras pas la soif dévorante  ; ta gorge ne sera pas desséchée par la poussière qui pénètre sous le casque  : plus de soucis, ces enfants de la crainte. Tous tes jours seront brillants ; tes heures couleront heureuses, et tu pourras attendre la vieillesse dans le sein d’une molle abondance. Combien de choses les dieux n’ont-ils pas faites pour servir à notre bonheur  ! N’ont-ils pas répandu à pleines mains les doux plaisirs ? Ces dieux eux-mêmes, par leur exemple, invitent les hommes à jouir d’une vie paisible  : leurs âmes, exemptes des soucis de la terre, reposent dans un calme inaltérable. C’est moi qui, sur les bords du Simoïs, ai conduit dans les bras de Cythère Anchise, qui donna naissance à l’auteur de votre race. C’est moi qui ai fait prendre au maître des dieux, tantôt la forme d’un oiseau, tantôt celle d’un taureau armé de cornes menaçantes. Écoute  : la vie passe si rapidement ! l’on ne peut naître qu’une fois ; l’heure fuit et va se perdre dans le torrent du Tartare. Ce qui nous flatte le plus sur la terre, nous ne pouvons l’emporter avec nous chez les ombres. Quel mortel, à sa dernière heure, n’a pas gémi, trop tard, hélas ! d’avoir repoussé mes faveurs ? »

La Volupté se tait ; la Vertu lui répond en ces termes  :
« Dans quels égarements d’une débauche honteuse, dans quelles ténèbres prétends-tu jeter ce jeune homme à la fleur de ses ans ? Les dieux lui ont accordé toute leur prudence, et c’est d’eux qu’il tient sa grande âme. Autant les dieux de l’Olympe sont élevés au-dessus des mortels, autant les fils des dieux l’emportent sur le reste des humains, et la Nature, en les faisant naître pour nous, n’a mis au-dessus d’eux que la seule Divinité  ; mais son immuable volonté condamne aux ténèbres du Tartare les âmes viles qui se sont souillées. Au contraire, celles qui ont respecté leur céleste origine, voient la porte du ciel s’ouvrir à leur approche. Citerai-je Hercule, à qui rien ne résista ? Bacchus, dont les tigres du Caucase traînaient par les villes le char triomphant, lorsque après avoir enchaîné les Sères et les Indiens, il ramena de l’Orient ses armes victorieuses ? Rappellerai-je les enfants de Léda, ces jumeaux qu’invoquent les nautoniers dans la tempête, et votre grand Quirinus ? Ignores-tu que si les dieux ont voulu que l’homme eût la tête droite et élevée, c’est afin qu’il eût toujours les yeux fixés vers les demeures célestes ; tandis que les autres animaux, quelles qu’en soient la nature et la forme, courbés vers la terre, y rampent pour satisfaire leurs appétits grossiers ? L’homme est né pour la gloire et pour les honneurs, s’il veut comprendre l’excellence des dons du ciel. Sans remonter bien loin dans le passé, jette les yeux ici : vois Rome à sa naissance, lorsqu’elle pouvait à peine résister au Fidenate menaçant  ; heureuse d’abord de s’accroître par le droit d’asile, à quelle hauteur ne s’est - elle pas élevée par son courage ! Ailleurs, vois que de villes florissantes ont péri par les plaisirs ! Non, la colère des dieux, le bras d’un ennemi, le fer n’ont jamais produit les désastres qu’amène avec elle la Volupté, lorsqu’elle se glisse dans les cœurs. L’ivresse, la débauche, sont ses compagnes inséparables, et l’infamie voltigeant toujours autour d’elles sur ses sombres ailes… Mais ne vois tu pas venir à ma suite l’honneur, les Louanges, la Gloire au brillant sourire, la Grandeur, et la Victoire portée sur des ailes blanches comme la neige ? Le Triomphe, ceint de lauriers, m’élève jusqu’aux astres. J’habite, au haut d’une colline, une chaste demeure. Le sentier est d’un accès difficile ; je ne veux tromper personne. La peine est grande pour arriver jusqu’à moi ; et quiconque en a la noble envie, doit se préparer aux luttes et aux travaux. Mais faut-il regarder comme de vrais biens ceux que la main perfide de la Fortune donne et peut ravir aussitôt ? Une fois que tu tiendras les hauteurs, tu verras au-dessous de toi tout le genre humain : là, tu dois t’attendre à des choses tout autres que les flatteuses promesses de la Volupté. Couché sur un dur feuillage, tu passeras sous la voûte des cieux des nuits sans sommeil, et tu auras à triompher du froid et de la faim. Rigide observateur de la justice, quoi que tu entreprennes, souviens-toi que les dieux seront là témoins de tes actions. Alors, à quelque danger que t’appellent la patrie et l’intérêt public, tu saisiras le premier tes armes, le premier tu pénétreras dans les murs ennemis ; ni for, ni le fer n’abattront ton courage. N’attends pas cependant, pour prix de tant d’épreuves, des habits de pourpre, ni ces précieux parfums qui déshonorent un homme ; mais je te ferai vaincre celui qui dévaste aujourd’hui votre empire par les fureurs de la guerre, et tu iras déposer le superbe laurier de la victoire dans le sein de Jupiter, après avoir exterminé le Carthaginois. »
Ce discours prophétique, que la Vertu prononce de sa bouche sacrée, lui gagna entièrement le jeune guerrier. Ces beaux exemples flattaient son cœur, et l’on pouvait voir au feu de son visage combien il goûtait ces conseils. Mais la Volupté indignée ne put garder le silence.
« Non, dit-elle, je ne vous arrêterai point davantage. Il viendra, il viendra ce temps où Rome, docile à mes lois, courbera sa tête sous mon joug et ne reconnaîtra plus que mon culte. »

C’est pourquoi, secouant sa tête, elle se retira dans les sombres nuages. Mais Scipion, tout pénétré des sévères leçons de la Vertu, et brûlant de l’amour qu’elle lui inspire, conçoit un projet digne de sa grande âme. Il vole aux rostres ; personne n’excitait les esprits à braver le péril : lui demande hardiment qu’on le charge du commandement et des dangers de cette guerre.

 

 

source

D’après Erwin Panofsky dans Hercule à la croisée des chemins, Flammarion, Paris, 1999